Boris Godounov est une folie. Et on ne comprend pas les raisons – sans doute obscures et liées au hasard de la réception critique inhérente à toute œuvre d’art – qui le maintiennent dans la pénombre de l’oubli, lui qui impose pendant près de deux heures une virtuosité cinématographique telle que chaque plan renchérit sur le précédent et en grâce et en fluidité et en créativité picturale. Andrej Zulawski a parfaitement compris la pièce de Pouchkine et pense sa mise en scène comme l’affrontement de deux puissances que le pouvoir politique aimerait concilier : d’une part la puissance du tsar et de sa famille, puissance progressivement affaiblie par la résurrection frauduleuse d’un héritier qui vient entacher l’image souveraine ; d’autre part le peuple souffrant et versatile, celui qui implore le « petit père » et finit par souhaiter sa mort. Les deux puissances s’inscrivent dans deux espaces définis : le palais et ses longs et sinueux couloirs, vaste dédale qui retranscrit de façon physique les égarements intérieurs de Boris ; la place de la ville où s’entassent les hommes et les femmes édentés, où les enfants, compactés derrière des barbelés, donnent l’impression de subir une déportation. Ce symbole historique contemporain, qui confère à l’œuvre une atemporalité alors même qu’elle s’ancre dans la culture russe, est appuyé par le panneau de clausule dont le texte, en présentant les successeurs du tsar par ordre chronologique, s’achève sur la date de réalisation dudit film. 1989. La démarche du cinéaste se revendique donc d’une certaine forme d’achronie, construit une passerelle entre les exactions politiques de la Russie du premier XVIIe siècle et celles commises auparavant (Ivan le Terrible) et postérieurement (le nazisme). Preuve à l’appui, Chouïski le traître a quitté l’espace scénique pour franchir la limite entre représentation et public : le voici mangeant une pomme, avant d’en jeter le trognon à l’assistance. Il y a cette idée que l’usurpateur n’a ni âge ni patrie, qu’il peut naître de tout régime en place ou destiné à l’être. Ce faisant, Zulawski se raccorde à la force politique et contestatrice de la pièce originale, en respecte l’intrigue – qu’il complète heureusement pour la rendre compréhensible à un public contemporain – tout en osant l’incarner par un choix audacieux et de prime abord déstabilisant : laisser apparente la mise en scène en train de se réaliser. Des rails, des projecteurs, des techniciens : le spectateur sait que ce qu’il a sous les yeux est un spectacle, une somme d’artifices sublimes qui correspondent, en réalité, aux artifices déployés par le pouvoir pour se maintenir en place. Ainsi, le cinéaste invite le spectateur à démêler le vrai du faux, à jouer les détectives dans un microcosme où tout est suspect, tout souffre de duplicité. Suivre Boris dans ses déambulations parmi les petits couloirs étroits revient alors à pénétrer dans les entrailles du pouvoir, à partager le caractère viscéral de l’exercice et de la conservation du pouvoir. Choix dramaturgique, choix esthétique également, car il faudrait être malvoyant pour ne pas s’extasier devant la beauté des plans ainsi composés : entre reconstitution fantasmée et art contemporain avec fresques murales, nuées colorées et ralentis somptueux, la fresque qu’offre Zulawski à la pièce de Pouchkine Boris Godounov est un grand, très grand moment de cinéma injustement méconnu qui croise le spectaculaire avec l’introspection douloureuse. À découvrir de toute urgence.