« So long, ya bastard ! »
Il est assez déroutant de voir qualifier « Frontière chinoise » d’œuvre « mineure » de John Ford et de constater l’absence d’affiche pour orner le descriptif de cette page. Véritable chant du cygne d’un des meilleurs réalisateurs de l’histoire du cinéma, « Frontière chinoise » offre pourtant un pendant mélancolique et très subtil au crépusculaire « L’homme qui tua Liberty Valance ».
Le synopsis revêt déjà le mérite de l’originalité. En 1935, dans une zone frontalière entre la Chine et la Mongolie, Agatha Andrews dirige d’une main de fer une mission protestante américaine presque exclusivement composée de femmes : la ravissante institutrice blonde Emma Clark, l’austère gestionnaire bien nommée Jane Argent et l’hystérique enceinte Florrie Pether, accompagnée de son mari Charles, un aspirant pasteur un peu benêt.
L’ordre instauré par le dragon Andrews se trouve vite ébranlé par l’arrivée d’un médecin à la dégaine de « flapper » et aux idées modernes, le docteur Cartwright, de réfugiées d’une mission anglaise menacée (Miss Binns, Mrs Russell et Miss Ling), et surtout du sanguinaire chef de tribu mongole Tunga Khan. C’est à l’aune de ces événements que chaque personnage va alors révéler sa nature profonde.
« Frontière chinoise » est donc avant tout un film de femmes, comme l’indique le titre original, « 7 Women » (8 en réalité avec Miss Lin). Il s’agit déjà d’un joli pied de nez à une lecture fallacieuse des films de John Ford, qui verrait en lui un immonde misogyne. Le réalisateur américain n’a jamais caché sa vision traditionnaliste et machiste de la société, dont la séquence éblouissante de « L’Homme tranquille », qui voit John Wayne ramener Maureen O’Hara à la maison en la tirant par sa crinière rousse, pourrait servir de parangon. Cependant, bien loin des sirènes féministes hystériques et violentes d’une Catherine Breillat (pour le coup, vraiment mineure, elle), John Ford a toujours proposé des portraits de femmes fortes, soutiens sincères et débrouillardes de maris parfois un peu lourdauds suivant les circonstances de l’aventure.
Le personnage du docteur Cartwright, véritable John ‘Duke’ Wayne au féminin, s’avère ainsi l’héritière d’un type féminin brossé avec une tendresse sincère, certes un peu bourrue, tout au long de la filmographie de John Ford. Il faut voir Anne Bancroft, au sommet de son jeu, le verbe haut, la clope toujours au bec, le whisky en bandoulière, à la fois toute en force et en fêlures, catalyser tous les désirs enfouis des femmes de la mission, un peu comme le jeune homme du « Théorème » de Pasolini.
Car chaque femme ayant échoué dans ce coin paumé porte ses blessures intérieures, dissimulées avec plus ou moins de mauvaise foi. Agatha Andrews refoule sa crainte de la fornication et son envie de maternité, confondu parfois avec du lesbianisme dans sa relation ambivalente à la jeune institutrice ; Miss Pether enceinte à 42 ans, doit accoucher dans une mission aux confins du monde pour satisfaire la vanité idiote de son mari ; Miss Binns et Jane Argent se réfugient dans une foi sclérosée. Seule la jeune Emma Clarke fait montre encore d’une pureté immaculée, comme le scandent les chants religieux naïfs qu’elle enjoint aux jeunes Chinois d’entonner.
Avec Anne Bancroft, Sue Lyon propose d’ailleurs une des compositions les plus intéressantes, premier catalyseur du désir avant que le docteur ne rebatte les cartes. Cette actrice qui a tout de même enchaîné « Lolita » de Kubrick et « La Nuit de l’Iguane » de John Huston, m’a d’ailleurs toujours paru injustement sous-estimée.
Si les aspects techniques de ce film de studio paraissent un peu datés, même pour les années 60, « Frontière chinoise » vaut surtout pour les thèmes qu’il aborde. Qu’on ne s’y trompe pas, ce film de femmes est un véritable western, avec ses communications angoissées entre l’intérieur protecteur (la mission, pendant du fort militaire) et l’extérieur à la fois sauvage et gage de liberté, ses Indiens / Mongols à la rage irraisonnée mais dont les motivations ne sont en définitive pas plus crétines que celles des Occidentaux, son allure crépusculaire de monde traditionnel en passe de se fissurer sous le poids de la modernité. Cela sent le sable, la rage, le sang.
Cependant, ce que pétrit ici John Ford est parfois infiniment plus travaillé que dans ses plus grands westerns mêmes. Les tenantes de la tradition chrétienne sont incapables d’endiguer la sauvagerie des hordes barbares, qui les met en face de leurs propres contradictions.
C’est le docteur Cartwright, athée, désillusionnée, qui suit la voie la plus désintéressée et charitable, dans un sacrifice proprement christique.
Un monde s’écroule sous les coups de semonce des juristes new-yorkais, des pragmatiques, des grandes Babylones modernes et leur cortège de péchés ? C’est avant tout de votre faute, partisans de l’ordre ancien, la faute de votre hypocrisie et de votre immobilisme, semble clamer John Ford !
Mais le salut est encore possible grâce à une femme moderne, qui trouve à la fin de « Frontière chinoise » une voie alternative à la rédemption.
Les derniers plans du film, cette atmosphère silencieuse et résignée aux détours de couloirs exigus, la mine résolue d’Anne Bancroft, en costume chinois traditionnel, lorsqu’elle laisse partir ses compagnes d’infortune vers l’extérieur inconnu, sont absolument splendides, d’une émotion intense.
Non, l’adieu de John Ford n’est pas manqué. Il sort par la grande porte. Cela vaut bien une affiche, sans doute ?