En 1981 sort Ms. 45 traduit « L’Ange de la Vengeance » en français, le film est signé Abel Ferrara, alors tout jeune réalisateur new-yorkais.
Il s'agissait officiellement de sa deuxième réalisation, mais officieusement de la troisième, le jeune homme s’étant essayé à la pornographie plus tôt dans sa vie.
Le budget du film est très maigre, on décompte 62 000 $. Il a été accordé à Abel Ferrara par la Warner grâce à la curiosité de William Friedkin (réalisateur de French Connection, Le Convoi de la Peur, L’Exorciste ou encore La Chasse à l’époque) qui l'avait repéré avec son premier film Driller Killer.
Le film est rentré dans ses frais et a même connu un petit succès inattendu en France : 121 752 entrées.
Après s'être donc essayé à la pornographie, puis à l'horreur type psycho killer, ce troisième film est un rape & revenge, sous-genre de l'horreur et du thriller où une femme violée se venge de ses tortionnaires et parfois des mâles toxiques autour.
S'ouvrant sur un petit défilé de mode où l’on fait d’abord la connaissance d’Albert, modeste créateur de mode en plein New-York, puis de l’une de ses employées : Thana.
Thana est une femme en apparence réservée et, on s’en rend vite compte, muette.
Alors qu’elle rentre seule, elle est victime d’un viol par un homme masqué dans une ruelle, elle reprend sa route bouleversée jusqu'à chez elle et tombe sur un cambrioleur qui va également la violer.
C’est la goutte de trop pour Thana qui assomme puis exécute froidement son assaillant, c'est alors le début d’une spirale infernale de meurtres…
Comme dit en début de chronique, le film date de 1981, niveau contexte on est aux débuts de la mode du slasher movie tandis que celle des rape & revenge et des vigilante movies s’essouffle, ces deux sous-genres ayant connu leur âge d’or dans les années 70.
Dans le contexte géographique, on sait qu’en parallèle du jeune Abel, un certain Frank Henenlotter commence le tournage de Basket Case de l’autre côté de la ville.
Les deux loustics, aux côtés de William Lustig ou encore Martin Scorsese sont les représentants d’un cinéma démystificateur qui démontre les pires travers de la Big Apple dans la forme, et subversif/anti-système dans le fond.
L’héroïne Thana est interprétée par Zoë Lund (née Tamerlis), jeune artiste qui ambitionnait une carrière dans le cinéma. Elle a été présentée à Abel Ferrara suite à un casting passé pour les films Grease et La fièvre du samedi soir, et ce sont les ardentes convictions féministes de la jeune femme qui ont convaincues le réalisateur.
Celle-ci a contribuée au script, et plus encore puisqu'on la retrouvera plus tard au générique du plus grand succès d’Abel Ferrara, Bad Lieutenant, comme co-scénariste et actrice.
Le script complété, l’actrice trouvée et le réalisateur prêt, on peut passer à la critique de ce Ms. 45.
Pour commencer, le film se déroule en 3 actes simples tous remarquablement efficaces : un premier où l’on pose les 3 décors clés du film et les atrocités qui vont faire basculer Thana, un second sur les divers actes vengeurs de Thana et le dernier où la folie meurtrière de Thana flanche jusqu'à sa fin définitive au bal de la fête d’Halloween.
Ferrara instaure une symbolique forte dès le départ à son personnage central : celle d'une gente féminine en proie aux prédateurs masculins dans leur routine dont les cris de terreur et de douleur ne sont pas entendus.
En effet, le film commence sur Thana au travail au milieu de ses collègues, elle partira ensuite toujours entourée de ces dernières, se faisant copieusement sifflées au passage par les hommes errants dans la rue avant de finir la route seule où elle sera victime d’un atroce viol qu'elle ne pourra pas signaler en criant car étant muette.
En rentrant chez elle dévastée, elle tombe sur un cambrioleur qui lui fera subir un second viol et c’est ce qui sera le point de départ à sa série de meurtres.
Voilà le quotidien d’une femme active new-yorkaise posé par le réalisateur : métro (les rues), boulot (le salon dédié à la création vestimentaire), dodo (l’appartement), et la survie à cette routine relève clairement du miracle.
Au travail, comme l’indique le petit défilé de mode qui ouvre le film, la femme est traitée comme un être qui crée et porte l’esthétisme, elle est vecteur de belles choses, les plans fixes sur les robes colorées et la teinte rose en témoignent. C’est dans cet environnement aussi contraignant que celui du travail qu'elle est le plus à son aise.
Une fois sortie, la pollution ambiante vient salir tout ça, les images de Ferrara deviennent ternes, les plans moyens paraissent plus suffocants (alors que l'on est en extérieur). On passe en caméra à l’épaule, sentant les pas des talons aiguilles et la lourdeur du facteur d'insécurité central au film : les hommes.
Le second viol est l’élément déclencheur du film, le cœur du problème est énoncé dans une ruelle abandonnée entre des poubelles auquel le réalisateur et sa caméra prennent une certaine distance comme symbolique du sentiment éprouvé d’une victime de viol : saleté et solitude.
Thana rentre alors chez elle les vêtements déchirés, les cheveux dépeignés, le maquillage en guenille et les larmes aux yeux, une apparence dont va s'amuser le cambrioleur qui l'attend chez elle, l'accusant de traînée.
Ferrara met alors en lumière une deuxième figure de violation psychologique que l'on fait subir aux femmes : le viol physique a été démontré avant et maintenant les répercussions verbales insultantes qu’on leur fait porter qui sera également symbolisé ici par un viol.
On a évidemment quelques éléments propres au style horrifique, comme ce bain que prend Thana mais qui ne lave en rien l'image masquée du premier violeur qui apparaît sous forme de jumpscare dans le miroir ou encore la découpe et la répartition méthodique des membres du cambrioleur.
Et c'est suite à ça que démarre le revenge movie, comparable à Taxi Driver dans l’orchestration de la violence en milieu new-yorkais qui se finira dans un bain de sang avec quelques éléments d’horreur proches du psycho killer grâce à la proximité que l’on a avec Thana et, grâce aux idées de mise en scène de Ferrara, la suggestion d’une folie meurtrière de plus en plus apparente et progressivement immorale (on passe de deux criminels, à des coureurs de jupons, à un homme juste amoureux en passant par un suicidaire.)
Les premières approches meurtrières en extérieur de Thana sont stylisées, Ferrara sait créer les scènes qui l’iconise, on pense notamment à celle dans le parc où le réalisateur s’accorde une plongée quasi-totale, l’approche des agresseurs est chorégraphiée avant de subir la foudre de l’Ange de la Vengeance. Celles qui suivront seront plus bruts, la stylisation s’estompe.
Thana, semblable alors à Nami Matsushima de La Femme scorpion, tombe sur sa parfaite opposition, elle tentera de la tuer mais l’impuissance de son pistolet à ce moment-là s’avérera sensée : l'homme assis avec elle est rongé par l’adultère de sa femme, il finit par se rendre compte que Thana a essayée de l’exécuter mais s'est trouvée impuissante, impuissance qu’il va saisir pour se suicider, le temps d'adresser un dernier regard provocateur sur ce qu'il pense être un problème : la femme.
Et c'est dès cette détonation que l’on découvre le constat de Ferrara : un patriarcat qui fait des femmes mais aussi des hommes ses victimes.
Des femmes en proie à diverses formes de sexisme, d’abus, d'oppression face à des hommes perdus dans un virilisme toxique, défendant un honneur sexuel masculin. Et c’est cette illusion patriarcale de déshonneur qui invite cet homme à mettre fin à ses jours.
Suite à cette expérience, Thana paraît de plus en plus désemparée et s’enferme jusqu’à arrêter d’aller travailler, synonyme d'épanouissement dans cette vi(ll)e hostile, et d’envisager de faire définitivement taire le chien de sa propriétaire intrusive.
Il ne reste plus que le bal d’Halloween à laquelle Thana est invitée où tout va s’enchaîner : le bain de sang au bal façon Carrie au bal du diable et l’arrivée de la police dans son appartement suite à la découverte de sacs-poubelle suspects.
C’est dans cette séquence finale que Ferrara déchaîne la paranoïa de Thana, au milieu de la soirée dansante naissent les ambiguïtés sexuelles : Thana devient un sujet de convoitise auprès de son patron et nous sommes spectateurs de conversations étranges comme celle d’une femme qui reproche à son mari d’avoir refusé une vasectomie après la naissance de leur fils.
Thana, déguisée en religieuse et ayant prêchée ses balles juste avant en les marquant de son rouge à lèvre, se prépare à l’intervention divine contre la source de ses maux : le sexe et l’obsession qu’on lui porte.
C’est ainsi que son patron va l’embarquer à l’étage pour commencer un acte sexuel auquel est n’est évidemment pas favorable.
Elle l’exécute et Ferrara décide de donner un effet de ralenti sur le massacre que va perpétrer Thana, son canon ne sera dirigé que sur des hommes qu'elle descendra de sang-froid.
À la manière d’un Bad Lieutenant, le massacre prend une dimension christique où Thana s’exhibe comme un ange de la mort face à la perversion des hommes, certainement justifié par les croyances chrétiennes de l’actrice Zoë Lund.
C’est à ce point de non-retour que Ferrara justifie le féminisme de son récit, Thana finit par mourir, exécutée dans son dos par une femme et c'est l’œil remplit de désespoir qu'elle le constate, se refusant de lui tirer dessus.
Le rideau tombé, le spectateur est le seul témoin des deux horreurs vécues par Thana, dans la diégèse du métrage, elle est une couturière qui a virée cinglé.
Abattue par une femme, Ferrara démontre par cette intention à quel point la gente féminine s'est accoutumée voire intégrée malgré elle dans le système patriarcal, la figure de Thana étant un appel à la révolte féministe. Aujourd'hui encore, le sujet est tristement d’actualité et même si la radicalité de Thana est une image qui n'appartient qu’au cinéma, il est toujours temps de faire raisonner ce cri que l’on a fait taire depuis trop longtemps. Un grand film underground.