Aucun suspense, tout est dit dans le titre. John Ford, la pointure du western classique bien souvent manichéen, signe avec ce film le crépuscule du genre. Son cinéma tombe en désuétude alors que les nouvelles pointures frappent à la porte avec un western plus âpre, moins idéaliste et donc plus réaliste comme Peckinpah ou Penn et plus tard Eastwood ; ou avec un cinéma grandiloquent et caricatural comme Leone et plus tard Tarantino. Malin Ford, réalisateur de génie, témoin de l’époque d’une conquête idéalisée ; avec l’avènement de la couleur et du cinémascope, il prend une autre voie ; et lui, habitué aux grands espaces, tourne en studio dans un style minimaliste !!! Moins spectaculaire que ses grands westerns mais plus ambitieux de fait et plus intérieur. De plus lui qui idéalise le cowboy incarné par Wayne ; dans ce film, il filme avec nostalgie la fin du justicier solitaire… la fin d’une époque, l’arrivée d’une société de droit détrônant la loi de la charria. La nostalgie de Ford de l’époque dénote un peu aujourd’hui où le personnage de Stewart incarne tellement plus nos valeurs actuelles que celles de Ford. Ford le porte-parole de son époque.
La scène du film : le duel, cher à John Ford et au western. Cette dernière scène en dit long sur la vision de l’ouest par Ford. Filmé de deux angles opposés, il offre deux perspectives totalement différentes qui se percutent violemment comme la petite histoire et la grande Histoire. Et la phrase finale du film en est le témoin, le journaliste conclu le récit par cette réplique : « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende. »
Place à la belle critique d’Ophélie Wiel : « L’Homme qui tua Liberty Valance est un film nostalgique. Ford y célèbre pour la dernière fois les valeurs de l’Ouest américain, tout en annonçant leur disparition en faveur du progrès de la démocratie et de l’industrialisation. Le fait que les personnages principaux soient au nombre de trois a son importance. Chacun à sa manière symbolise un des visages de l’Amérique. Liberty Valance (incroyable Lee Marvin, l’un des meilleurs « méchants » de l’histoire du cinéma américain) est la part sombre de l’individualisme de l’Ouest. Il n’obéit qu’à la loi du plus fort (en l’occurrence lui-même), et chacun de ses désirs doit être satisfait sur le champ, même s’il faut recourir au meurtre. John Ford accroît la terreur qu’inspire sa présence à la population de Shinbone en raréfiant et en théâtralisant chacune de ses apparitions. Au fond, le deuxième personnage, Tom Doniphon, a beaucoup plus d’affinités existentielles avec ce voyou égoïste qu’avec Ransom Stoddard. Mais il a décidé de mettre son individualisme au service de la justice et de l’honnêteté. Il sait qu’à l’Ouest, une bonne gâchette vaut mieux que tous les livres de loi imaginables. Mais il reconnaît aussi, en acceptant sa défaite (amoureuse et « héroïque ») face à Stoddard que son monde est voué à disparaître. L’Ouest qu’incarne le cow-boy John Wayne ne peut plus résister à l’invasion du chemin de fer et à la progressive constitution des « États-Unis ». Sa mort sonne le glas d’une époque, sur laquelle John Ford se permet de verser quelques larmes.
Mais si Ford s’était contenté de cette opposition entre les deux faces de Janus, son Liberty Valance n’aurait peut-être été qu’un western de plus dans la carrière du grand cinéaste. Coup de maître, il introduit un troisième personnage, un autre « bon », Ransom Stoddard, dont les motivations et les valeurs sont bien différentes de celles de Tom Doniphon. Le véritable duel est celui qui oppose ces deux faces du bien, ces deux philosophies de l’Amérique : celle d’un homme pour qui seul compte son bien-être et celui de son entourage ; et celui pour lequel l’engagement collectif en faveur du progrès est l’unique source de bonheur. Ransom Stoddard n’est peut-être pas le héros auquel va spontanément la sympathie du spectateur, mais l’Histoire lui donnera raison. John Ford le charge de symboliser les valeurs américaines que le vieux cinéaste a défendu avec acharnement durant sa longue carrière: Stoddard soutient la liberté de la presse, créé une école où il enseigne l’égalité entre les hommes, il organise des élections libres… Finalement, il ne serait pas faux de dire que, pour Ford, Tom Doniphon et Ransom Stoddard sont complémentaires. Tous deux expriment la complexité de la philosophie fordienne : exaltation du courage, de la virilité, de « l’homme fort », mais lutte contre l’injustice et défense des opprimés.
L’ironie du sort réside dans cette dernière réplique, devenue mythique, du journaliste qui refuse de publier le véritable nom de l’assassin de Liberty Valance et qui s’explique en ces termes : « à l’Ouest, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende. » Cet Ouest qu’incarnait si bien Tom Doniphon, et pour lequel il est mort, c’est Ransom Stoddard qui en récolte tous les fruits… Mais la victoire est amère. Contrairement à la plupart des films de Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance ne finit pas sur un happy-end ou une note d’espoir... »
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