Chantons sous la pluie est, dès ses débuts, plus une réflexion sur le milieu de l'art en général que la comédie musicale romantique et doucereuse à laquelle on pouvait s'attendre. Il prend à contre-pied les désirs de son public en "adoucissant" son inévitable niaiserie par la dureté de son analyse du showbiz partagée entre le grotesque, le ridicule et le grand sarcasme, jouant dès ses premières minutes sur le mensonge et la manipulation inhérents au milieu du cinéma, si ce n'est au septième art en général.
Nous sont alors présentés les deux personnages centraux de l'intrigue : les stars Don Lockwood, tenu par un incroyable Gene Kelly, et Lina Lamont, que Jean Hagen campe avec un habile sens de l'humour, que l'on voit se rencontrer, évoluer, s'élever dans l'art jusqu'à l'instant de l'interview, où Kelly, affichant un sourire figé qu'il ne lâchera jamais en public, conduit toute l'intelligence de son écriture par une dichotomie maligne durant laquelle les souvenirs montrés en flashback, donc repensés par Lockwood, seront enjolivés à l'oral jusqu'à mentir aux journalistes, au public, à ses fans.
Cette société du spectacle aux moeurs d'apparat et de malice ne cesse d'être constamment détruite, déconstruite par des mensonges révélés à l'écran et des séquences chantées à la sincérité totale, à l'exécution parfaite; toute la première partie, d'environ une demi-heure, pose de fait un triste constat : le film raconte finalement l'histoire de deux opportunistes qui tentent de rester dans la course de la popularité lors de la transition d'une époque à une autre, le cinéma muet commençant déjà à trembler d'appréhension face à l'avènement du parlant.
Il faudra attendre l'arrivée de la toute charmante Debbie Reynolds, qui campe ici une jeune fille sans prétention au talent artistique indiscutable, pour voir poindre le véritable sujet de l'oeuvre, le dépassement de soi par l'arrivée dans la vie d'un amour inconditionnel. Dès lors qu'il aura rencontré sa muse, Lockwood tentera, tant bien que mal, de se réinventer, de se trouver une nouvelle popularité : fermement aidé par un Donald O'Connor électrique et hilarant, Kelly trouve ici le rôle de sa carrière, impression confirmée par le côté mise en abîme du développement de son personnage.
Toute l'oeuvre tournant autour du rapport particulier qu'entretient l'artiste avec son art, son public et le bien-fondé de sa démarche artistique, il devient rapidement évident que Chantons sous la pluie est un film d'auteur à la justesse de propos sidérante : loin d'être aussi manichéen qu'on pourrait le penser dans le fond (il l'est cependant dans la forme), il vient nuancer le propos tout mignon-tout niais de cette femme qui réussit à percer uniquement grâce à la pureté de son talent (comme s'il suffisait d'être quelqu'un de bon pour devenir célèbre) en l'opposant à la ridicule Lina Lamont, finalement rendue égocentrique et égoïste par un système de compétition permanent, et la soif toujours grandissante d'un public constamment en demande de nouveaux divertissements.
Cette course à l'ambition, certes imagée de façon caricaturale et légère, n'en trouve pas moins une profondeur surprenante au travers des scènes chorégraphiées, toutes porteuses d'un message particulier : le génie de Chantons sous la pluie tient moins de ses magnifiques pas de danses et lignes de chant, orchestrés et exécutés de main de maître sans qu'on ne puisse leur reprocher grand chose, que de leur contexte d'apparition, toujours essentiel à l'intrigue, jamais forcé ou ne serait-ce qu'hors-sujet.
Que l'on pense à la mythique scène donnant son titre au film, durant laquelle Kelly représente la dualité de la situation professionnelle de son personnage en le faisant chanter sous la pluie, cliché habituel des situations malheureuses, avec le sourire classique des scènes ensoleillées, ou à cette danse finale où l'ancienne star abandonne sa place, forcée par la malice de ses collaborateurs et les moqueries du public, à cette jeune fille qui devrait apporter un semblant de lumière et d'honnêteté à un milieu pourri par le mensonge, le paraître et l'intérêt, le constat est évident : chaque scène légère de danse et de chant est un moyen pour Kelly de retranscrire toute la dureté et l'artificialité d'un monde que le spectateur rêveur idéalise au moins tout autant que la sublime relation que partagent Lockwood et Selden.
Bien plus conscient de son monde que ce qu'on pourrait en penser, Chantons sous la pluie affirme pour principale qualité celle de proposer une critique de société absolument vertigineuse en gardant en ligne de mire le but premier de l'entreprise, le divertissement de masse. Il prouve, d'une certaine manière, qu'il est possible de mêler l'intelligence d'un propos à la perfection de la forme, le plaisir de suivre le projet trouvant une saveur toute autre lorsque l'on se rend compte de toute la profondeur de son propos fantastique.
Celui qu'on pourrait qualifier de version grand public de Boulevard du Crépuscule fascine tout autant qu'il ravit, conduisant le spectateur sur une route de satisfaction et de joie qu'il n'était pas en mesure de prévoir. L'histoire, magnifique, est tenue avec professionnalisme par des acteurs tous à leur place dans leurs rôles respectifs, et sublimée par les incomparables séquences de comédie musicale, aussi drôles que parfaitement exécutées, pour lesquelles il est bien complexe de dénicher un équivalent possible.
Sublime, Chantons sous la pluie a tout du chef-d'oeuvre indémodable duquel on ne se lasse jamais. Les bijoux n'épousent pas toujours la forme de bagues, mais ils se forment, pour la plupart d'entre eux, autour d'une alliance idéale.