En soi, et avec un peu recul, il n'était pas si immonde Jurassic Park III. Une honorable série B, certes insipide mais correctement mise en scène et surtout très humble vis à vis de ses aînés.
Jurassic World, à priori, était parti pour suivre la même voie du divertissement sans prétention (sans intérêt ?). En ce sens, il pourrait être très satisfaisant : impeccablement rythmé, solidement mis en scène et plutôt bien interprété dans l'ensemble, le film – pour peu qu'on ne se pose pas trop de questions sur ce qu'on regarde – est assez plaisant.
Le souci, c'est que Colin Trevorrow ne marche pas dans les pas de son direct prédécesseur, mais dans ceux de l'opus original. Il en reprend la structure narrative, fait souvent frontalement référence à son illustre ancêtre, et pourtant n'arrive jamais à ressusciter la sidération, l'émerveillement, la terreur – la fascination en somme – qu'inspiraient Jurassic Park.
Car c'est un fait, l'animal en lui-même ne fascine plus dans le film de Trevorrow. Il épate, il impressionne. Ou plutôt : son show, ses mouvements hystériques et gigantiques impressionnent. Lorsqu'un immense mosasaure émerge de l'eau pour gober un appât, ce n'est pas l'apparition sauvage en elle même qui extirpera un adolescent de son téléphone, mais l'énorme vague et le vacarme qui l'accompagnent. Le message est clair : les gens ne veulent plus rêver la beauté simple de la nature. Ils veulent du mouvement, des abominations avec le plus de dents et des griffes possible. Et c'est exactement ce que le cinéaste leur donne : des bestioles spectaculaires.
C'est pour cela que la traditionnelle scène de chasse exécutée par les raptors n'a plus rien de saisissant. Le mystère d'un prédateur camouflé et patient a laissé sa place à un festival de bidules bondissants, qui surgissent de part et d'autre de l'écran à toute vitesse et en hurlant.
Le numérique a rendu ces animaux hyperactifs, survoltés, et leur donne paradoxalement un aspect fiévreux : un T-rex pâlot qui fait peine à voir, un ptérodactyle battant laborieusement des ailes se faisant froidement abattre par un militaire (A noter dans cette scène que la caméra, placée dans l'hélicoptère du côté des hommes, adopte leur point de vue, choix d'autant plus indéfendable qu'il fait écho au très beau raccord final du premier film), les exemples ne manquent pas.
C'est d'ailleurs là que le parallèle avec Jurassic Park n'est absolument plus possible : là ou le film de Spielberg mettait en scène de manière presque naturaliste la vie sauvage en dehors des contraintes humaines, en investissant le film d'une superbe réflexion sur le regard et la fascination, Jurassic World abandonne toute idée d'émerveillement et de fascination, et enlève à la nature son indépendance. La nature obéit, dans Jurassic World, et pas seulement en ce qui concerne les raptors.
Lorsqu'on lui tendait une chèvre, le T-rex du film d'origine ne se montrait pas. Libres et capricieux, les dinosaures de Jurassic Park ne se montrent qu'en dehors de leurs clôtures, tandis que le Tyrannosaure comme le mosasaure ne perdent pas de temps chez Trevorrow à se dévoiler pour dévorer les appâts qu'on pose dans leurs enclos.
Et c'est lors de ce genre de scènes le point de vue de Trevorrow diffère de celui de Spielberg : ici la caméra est omnisciente. Elle n'est pas placée au même niveau que les personnages – comme dans Jurassic Park – pour observer humblement le spectacle d'une nature libre, mais en retrait. Ce ne sont pas les dinosaures le centre d'intérêt, mais les hommes qui exposent leur domination (la première apparition du T-rex est masquée par la foule).
Pour autant, tout ne se passe pas comme prévu dans le film de Trevorrow, et la nature trouve quand même un début d'échappatoire, un moyen de se rebeller face à son agresseur.
Jurassic World est d'ailleurs beaucoup plus radical que son aîné dans la démonstration d'une puissance libératrice fondamentalement naturelle : l'Indominus Rex est une matérialisation littérale et bâtarde de l'énergie libératrice et destructrice dont peut faire preuve la nature. Fabriqué par l'être humain comme le « monstre absolu » (après tout, c'est lui qui a le plus de dents...), il agit tel une véritable machine à tuer, comme pour se trouver une place dans la chaîne alimentaire, ou plus simplement pour détruire l'abomination qu'est ce parc.
Métaphoriser l’énergie libératrice de la nature, en soi, était un projet assez louable. Faire sortir cette créature des éprouvettes de l'homme est évidemment très anthropocentriste, mais ça reste en soi une très belle idée : la nature fait sortir sa rage et sa toute puissance directement de ce que les hommes pensaient maîtriser.
Là ou le bât blesse, c'est évidemment dans le traitement réservé à cet espèce de négatif du xénomorphe d'Alien (qui tirait sa volonté destructrice d'une pulsion de mort, là ou l'Indominus tire son énergie d'un désir de liberté, et donc de vie) : il sera annihilé. Annihilé non pas par l'homme, et c'est sans doute le choix le plus ignoble du film, mais par une partie de la nature elle même.
Plus précisément, par un raptor domestiqué et un T-rex manipulé
. Encore une fois, le discours de Trevorrow est limpide ici : la nature, dans Jurassic World, est maîtrisée par l'homme ou annihilée.
Plus clairement : la nature perd dans Jurassic World.
Ainsi, lorsque survient la dernière image du film, ce n'est que de l'amertume que ressent le spectateur.
En d'autres circonstances, on aurait vu en ce Tyrannosaure rugissant un animal libéré de toute contrainte, poussant son cri de puissance au dessus des ruines d'une domination anthropologique instable. Le visionnage d'un tel film nous pousse à voir plus loin, à observer les collines qui entourent lesdites ruines. Ce n'est plus les hommes et ses infrastructures fragiles que le T-rex défie. Celui-ci fait désormais partie intégrante des vestiges laissés par l'homme (après tout, il n'est pour le spectateur de Jurassic World qu'une icône culturelle), et c'est la nature et sa liberté qu'il remet en cause.
Terrible vision que celle d'une sauvagerie dont la pimpante rébellion vient d'échouer face à une humanité qui n'aura jamais été aussi seule au monde.
Le parallèle constant que le film entretient avec le modèle d'origine permet en outre de jeter un regard sur comment a évolué Hollywood ces vingt dernières années. La fascinante machine à rêves, l'importance du regard ont laissé place à l'objet de culte, à la paresseuse satisfaction du fan blasé.
Le raptor et le T-Rex ne sont alors plus des animaux mais les icônes (des motifs ingurgités par la machinerie Hollywoodienne) d'un film auquel on a vidé sa « substantifique moelle », son sens. L'icône, le recyclage, et le cynisme sont les mots d'ordres d'un cinéma Hollywoodien de plus en plus thésaurisant.
Si Jurassic World est par moment plaisant, c'est sans doute qu'il flatte l'une des plus répugnantes particularités de l'espèce humaine : son destructeur complexe de supériorité. Dans ce contexte écologique et cinématographique, le spectacle Jurassic World ne pouvait pas être plus triste.