Au cœur de cet immense et lumineux film noir, il y a le jeu pour la domination. Comme toujours chez Clément, les hommes, à l’instar des enfants, passent leur temps à jouer. Sa filmographie (Le Jour et l’heure, Les Félins, La Course du lièvre à travers les champs…) est pleine d’individus qui font si bien semblant qu’ils finissent par se prendre à leur propre jeu ; phénomène qui évoque peu ou prou ce que Sartre appelle la « mauvaise foi ». Pareil ici : il n’y a, avant l’assassinat, rien dans le comportement de Ripley qui évoque une machination. On a plutôt l’impression qu’il se distrait avec un scénario possible. D’où le caractère stupéfiant de la scène du meurtre. On badine et puis soudain… L’acte semble coupé de toute intention préalable. Quant à Greenleaf, son registre est analogue. Il ne sait que répondre quand Marge lui demande à quel jeu il joue. Se sont-ils vraiment connus à quinze ans ou est-ce une fabulation de Ripley ? Peu importe ! On fait comme si c’était vrai parce que c’est amusant. Aux jeux sordides des adultes, Clément oppose les innocents amusements de l’enfance. Ainsi de la célèbre scène où, après avoir tué Freddy, Ripley contemple par la fenêtre un essaim de fillettes. Selon Denitza Bantcheva, cette séquence confère à Ripley un aspect dostoïevskien, renvoyant à l’idée (présente dans Crime et Châtiment comme dans Les Frères Karamazov) qu’on prend la mesure exacte du crime par rapprochement avec l’enfance qui incarne la mesure exacte du crime par rapprochement avec l’enfance qui incarne la mesure de la pureté. Le rapprochement est pertinent, mais Clément est moins métaphysicien que le romancier russe, plus matérialiste. Si ce ne sont pas les hommes qui « machinent » leur destin, si c’est une autre puissance, une force qui donne à plein comme le soleil, c’est une violence dans les choses, non pas un principe supraterrestre ; c’est la violence du vent, la violence du soleil, des éléments ; c’est l’impulsivité des corps ; c’est la combinatoire d’une myriade de forces différentes. C’est la violence de la vie tout simplement, cette vie qui est aussi une mort comme le suggère, avec ses interminables étals de poissons crevés, la séquence dans la marché de Naples. La mise en avant d’un contraste entre la vanité de la geste humaine (avidité, envie, frivolité, paresse, cynisme, désinvolture) et la majesté intemporelle de « la mer alliée avec le soleil » confère au film un mordant et une force critique exceptionnels.
Plein soleil est l’œuvre d’un moraliste. Clément s’attache d’avantage à décrire l’aventure morale d’un être qu’à raconter une histoire policière. L’œil du spectateur suit les mouvement de la lumière et des ombres sur le visage de Delon, ce visage souvent filmé en gros plan, ce visage électrisé par l’éclat des yeux bleus. Il se laisse séduire par les couleurs vives de cette Italie de carte postale, métaphore de toutes les délectations. Il s’attarde avec plaisir sur les corps tendres et frémissant des trois protagonistes ; ces corps que le réalisateur s’applique, dès qu’il le peut, à dénuder en partie. C’est que, son auteur étant un moraliste et non un moralisateur, la morale du film est complexe. Mieux : Plein soleil est une œuvre cruelle car ce que le cinéaste nous invite à apprécier visuellement (tout comme il nous pousse à nous identifier à Ripley) fait l’objet d’un jugement qui n’abolit pas sa force d’attraction. Une œuvre cruelle qui nous renvoie sèchement et sans jugement (c’est-à-dire sans issue de secours) à la violence de nos tentations et à la dangereuse intensité de notre désir de vivre.