La fascination exercée par le cinéma d’Alfred Hitchcock tient en grande partie à ce que ses films, des premiers jusqu’aux derniers, possèdent une cohérence d’ensemble rarement aussi accomplie par d’autres cinéastes. Dans « Torn Curtain » (USA, 1966), alors que sont absents Bernard Hermann et Robert Burks – les collaborateurs les plus fidèles du réalisateur -, tout Hitchcock est là : le découpage métrique, d’une rigueur égale à n’importe quel Eisenstein, les tensions variables et la bourgeoisie anglo-saxonne malmenée. Est présent jusqu’à ce vernis froid qui donne aux images du cinéaste un kitsch intemporel. « Torn Curtain » a le même âge, en apparence, que « Dial M for Murder » (USA, 1954). Or son intrigue, tissée avec dextérité par Brian Moore, est toute entière rattachée à un contexte déterminé. En pleine Guerre Froide, période rideau de fer immuable et espionnage à tous étages, le récit de « Torn Curtain » nourrit ses péripéties de l’espionnage. Le protagoniste, interprété par un Paul Newman endigué, révèle sa nature et ses ambitions au fur et à mesure, changeant de position à plusieurs reprises tout le long. De professeur américain, il bascule en traître procommuniste avant de retourner sa veste et bis repetita. Le plaisir d’Hitchcock, sensible dans l’histoire et par sa mise en scène, provient de ces dédoublements. Grand rimbaldien (« Vertigo » s’en veut pour preuve), Hitchcock érige son intrigue sur le précepte poétique « je est un autre ». L’altérité du soi, qui surprend le spectateur en même temps que la femme du héros, Julie Andrews, établit le moteur dramatique de « Torn Curtain ». Le reste, tout ce qui donne corps et chair à ce sentiment profond de dissemblance, recycle ce qu’Hitchcock sait le mieux faire : prêter une peau inédite à des poncifs du genre (cf. la course poursuite… dans un musée, deux ans après « Bande à part » de Godard) et pousser une situation à son extrême pour voir jusqu’où s’épuisent les facultés du cinéma et l’endurance du spectateur (cf. la scène de la ferme).