Grand acteur de second rôle durant plus de trente ans (de 1955 à 1988) mais aussi superbe voix de doublage (Paul Newman, Charles Bronson, Robert Duvall), Marcel Bozzuffi aura souhaité passer une seule et unique fois derrière la caméra en 1969 pour porter à l’écran un sujet qui sans aucun doute lui tenait à cœur, étant lui-même à l’écriture du scénario. Très loin de l’univers qu’il côtoyait au cinéma où son regard d’acier et sa voix caverneuse le destinaient en priorité aux rôles de durs à cuire ou de méchants, il se penche avec tendresse et mélancolie sur la nostalgie de la jeunesse enfuie à travers l’impossible retour au pays (à Rouen) de Bruno (Jean-Louis Trintignant), jeune provincial, ayant passé plus de dix ans en Amérique après avoir réalisé son rêve de gosse de tenter l’aventure sur le grand continent. L’homme est souvent en quête d’ailleurs, rêvant de grands espaces quand il a le sentiment d’être prisonnier dans sa ville natale pour être aussitôt nostalgique quand les êtres qui ont façonné son adolescence viennent à envahir sa mémoire. C’est dans cet état d’esprit que Bruno débarque un beau matin à Rouen pensant naïvement qu’il va retrouver les choses telles qu’il les avait laissées. Mais on ne retient pas le temps et il constate impuissant, le fossé que les dix ans passés ont creusé entre lui et ses anciens camarades de jeunesse dont l’horizon rouennais est forcément devenu moins vaste que le sien. J
acky (Marcel Bozzuffi) a mal négocié sa fin de carrière de footballeur professionnel et les soirées arrosées à jouer au poker lui servent de dérivatif, le Corbeau (Rufus) contestataire dans l’âme n’a pas avancé d’un pouce n’ayant jamais quitté sa chambre de bonne, Raymond (Bernard Fresson) devenu menuisier indépendant verse dans un machisme teinté de racisme qui l’éloigne du jeune homme qu’il était, tout comme Morvan (Yves Lefèvre) que la réussite de son garage a conduit tout droit à l’embourgeoisement le plus convenu
. En somme les rêves de jeunesse de chacun se sont échoués en cale sèche face à l’épreuve de la réalité et à l’usure de la routine. Ce retour en arrière assez commun n’est en réalité pour certains qu’une étape nécessaire pour comprendre qu’on ne retient pas le temps qui passe.
Bruno n’a dès lors plus qu’à faire ses valises
. Film d’une grande justesse et d’une grande humanité qui rapproche un peu Marcel Bozzuffi du cinéma de Claude Sautet, la veine populaire remplaçant les états d’âmes des mâles bourgeois quarantenaires ou quinquagénaires du réalisateur de «Vincent, François, Paul et les autres ». A aucun moment Bozzuffi ne juge ses personnages, les montrant tels que nous sommes tous, des êtres humains faisant ce qu’ils peuvent de leur seule et unique vie qui n’autorise à regret aucune réécriture. « L’américain », film rare, donne un éclairage attendrissant sur l’univers sentimental d’un homme pudique, parti trop tôt, qui profite naturellement de l’occasion pour diriger Françoise Fabian, la femme de sa vie.