Le cinéma de Cimino est celui d’un homme seul, luttant envers et contre tous pour imposer un projet singulier et non référentiel (contrairement aux Scorcese, Spielberg, Coppola ou De Palma). L’attirance du cinéaste pour les paysages sauvages et la nature inviolée traduit son désir de filmer un endroit, un groupe, comme si c’était pour la première fois, sans être influencé par une vision antérieure. C’est ainsi que l’espace de l’Ouest n’aura jamais été aussi bien rendu que dans La Porte du Paradis. Se dessine le rêve d’une autosuffisance absolue, d’une orgueilleuse indépendance (celle de Salvatore Giuliano sur son île, décrit comme s’étant «inventé lui-même ») que la figure favorite du cinéaste, le cercle, laisse clairement deviner.
Les sept films de Cimino sont bâtis sur une mythologie personnelle des plus puissantes que la mise en scène habille de vérité par un scrupuleux travail sur le détail. Ce sont ces détails, parfois reconstitué à force de décors spectaculaires ou de descriptions précises des us et coutumes d’une époque (l’ouverture de La Porte du Paradis en serait le parangon), qui aboutissent à des épisodes souvent étirés démesurément au détriment de la narration mais qui en deviennent, par leurs correspondances et leurs résonnances, les pièces maîtresses d’un vaste poème épique. Le récit de « La Porte du Paradis » est organique, par opposition au « récit synthétique » prédominant dans le cinéma américain. Le film apparaît comme formé de blocs où l’action dramatique parfois se dilue ou s’accélère. Plus important est le prodigieux enchevêtrement de rimes et d’associations qui fournit au film sa vraie texture et son énergie. « La Porte du Paradis » est ainsi une superproduction expérimentale, dans le sillage de certaines grandes œuvres de Kubrick (2001) qui fonctionnent avant tout aux niveaux poétique et musical. Ces œuvres, comme certains films muets, sont souvent composés de différents volets, chacun annoncé par un carton, parfois sans rapport de causalité évidente les uns par rapport aux autres (ou tout du moins reliés par des ellipses conçues comme des béances narratives). Loin des habitudes normatives du récit classique, Cimino ne nous expliquera ainsi jamais comment son personnage principal, après de brillantes études à Harvard se retrouve simple marshall en plein Wyoming, ce qui le pousse dans les bras d’une prostituée ou comment amasse-t-il la fortune qui lui permettra de vivre comme un prince sur un yacht. De même, on ne saura jamais rien de la mystérieuse amitié qui le lie avec Nate Champion (Christopher Walken), le personnage le plus opaque (et fascinant) du film. Le prologue du film établit pourtant, de façon diffractée, la plupart des ressorts formels et thématiques. Il souligne d’abord des divisions et des contrastes qui seront celles de l’histoire : entre le discours du Révérend (Joseph Cotten) qui appelle les finissants à un « devoir impératif », éduquer une nation hostile au savoir et à la réflexion, et celui de Billy (John Hurt) qui loue pour rire la loi de la gravité, allégorie de la fatalité, et partant l’inutilité de forcer son talent, donc le refus de toute vocation, c’est l’antinomie de l’humanisme démocratique et du sarcasme imbu d’impuissance. Entre Billy, que l’ivresse fait tituber, et Jim (Kris Kristofferson), plein d’ardeur juvénile, l’amitié n’efface pas l’antithèse du bouffon pitoyable et d’une ébauche de héros qui ne se réalisera jamais. Mais l’alternative la plus importante de ce prologue demeure celle de l’individu et du groupe : Jim rejoint en courant le défilé des diplômés, Billy sort des rangs. Pour l’un comme pour l’autre, appartenir à un camp et se détacher d’une foule forment l’intrigue. Le mariage, la relation avec les femmes, concernent Jim à tout moment. L’adhésion de Jim à la cause des faibles, son souci persistant du droit et son courage sont malheureusement vains, mais affirment son rôle antinomique à celui de Billy, pitre impertinent. Ils illustrent pourtant l’un et l’autre l’échec pratique des deux discours d’Harvard : la mission civilisatrice se brise devant le cynisme des puissants, tandis que l’insouciance ne peut rester folâtre quand l’histoire devient tragique.
On reprochera au film de commencer un western dans une université pour le terminer dans la cabine d’un yacht comme on avait signalé, au sujet de 2001, l’étrangeté d’un film de science-fiction débutant dans la préhistoire et s’achevant dans une chambre Louis XVI. A la manière de Kubrick, Cimino cherche à dépasser le film de genre pour explorer de nouveaux territoires cinématographiques, d’où sa structure inattendue et originale. L’idée ici est que l’énergie dramatique et l’émotion sont moins amenées par les scènes elles-mêmes que par le « jeu » ou le « manque » existant entre les différentes scènes. Contrairement à « Voyage au bout de l’enfer » ou « L’Année du dragon », « La Porte du Paradis » ne joue pas la carte du romanesque. Doté d’une trame très linéaire, il ne possède pratiquement pas de progression dramatique. Cimino revendique cette intention dès le prologue à Harvard, lorsqu’il fait dire à Billy Irvine (John Hurt) : « Tout est fini ! ». L’essentiel de l’intrigue (la liste noire et le massacre des immigrants) est annoncé dès le début du deuxième volet et tout le film n’est que l’attente d’une tuerie inévitable qui ne surprend pas lorsqu’elle arrive enfin. On voit que la part de suspens est assez réduite et que, manifestement, Cimino a préféré s’intéresser à autre chose (comme Coppola s’était délibérément écarté du livre de Conrad pour « Apocalypse Now »). Le film tel que l’entendent ces metteurs en scène doit avant tout être une « expérience sensorielle, une expérience « non verbale », comme dirait Kubrick. Pour Cimino, il s’agit moins de raconter la Johnson country war que de faire ressentir l’Ouest, ou un rêve de l’Ouest.
Cette dimension onirique, au-delà de la lumière dé-réalisante de Zsigmond, est soulignée par l’épilogue sur le yacht. Lorsque la femme demande une cigarette à un Averill encore hanté par le souvenir d’Ella, c’est toute l’horreur d’une existence dorée résumée en une seule phrase, laquelle par sa banalité même fait ressentir la parenthèse du Wyoming comme un fragment de vie rêvée. On songe à la dernière image d’Il était une fois en Amérique qui possèdera elle aussi cette façade onirique. Dans le regard halluciné de Kris Kristofferson, les questions semblent se bousculer : « Ma vie s’est-elle vraiment déroulée comme dans mon souvenir ? Comment en suis-je arrivé là ? Comment et pourquoi ai-je survécu ? L’Ouest n’a-t-il été qu’un rêve ? ». Dans ce questionnement mélancolique , se concentre le projet même du film : faire se croiser réflexion historique (le fantasme de l’Ouest comme l’imposture d’une violence séminale), existentielle (les idéaux de jeunesse confrontés aux renoncements adultes, la vieillesse, la vie comme un rêve) et cinématographique (le fantasme d’un art cinématographique pur, la position de l’artiste hollywoodien, annonçant spectaculairement la prochaine chute du cinéaste).
L’Ouest aura toujours été un rêve, pour Cimino comme pour tous les poètes, tous ces hommes qui durent se déplacer pour aller à sa rencontre, reproduisant en cela le mouvement des pionniers. Certains étaient originaires de la côte Est (Ford, Vidor, Walsh, Cimino), d’autres venaient de plus loin (Léone), mais tous virent leur passion pour l’Ouest naître en même temps que leur attirance pour le cinéma (alors que les grands cinéastes nés dans l’Ouest cherchèrent souvent à le fuir : Welles, Losey…). Ce sont ceux qui en ont rêvé qui le filment le mieux et c’est probablement en cela que « La Porte du Paradis » est l’un des plus beaux films « rêvés » de l’histoire du cinéma.