Comme il l’indique au cours d’un entretien avec Michael Henry Wilson, Michael Cimino ne fait pas un cinéma d’idées mais un cinéma de personnages, accorde une place importante, sinon centrale, à ses acteurs. Heaven’s Gate en est la preuve, puisque c’est bien le personnage qui tient ensemble toutes les époques, tous les lieux, toutes les situations mis en scène par le film, un personnage souvent pris entre deux eaux, indécis quant à son engagement dans une relation, incertain, usé par la vie. Le cœur d’Ella bat pour deux hommes, sommet d’un triangle amoureux dont la base virile reste néanmoins plus trouble qu’il n’y paraît – la lettre écrite parmi les flammes et adressée non pas à Ella, qui ne sait probablement pas lire, mais à James Averill – ; la fonction qu’occupe ledit James, à savoir shérif de son village, ne l’empêche pas de ressentir une lassitude qui augmente à mesure que croît son désarroi sentimental, de tomber dans l’alcool, de fuir le conseil municipal ; Nathan D. Champion hésite entre servir l’Association en commettant des meurtres et défendre la cause de celle qu’il aime et pour qui il a tapissé les murs de sa demeure. Aussi Heaven’s Gate prend-il la forme d’un grand bal dans lequel toutes les confessions religieuses, toutes les origines ethniques, tous les sexes valsent ou dansent montés sur des patins au son du violon et des autres instruments. Car ce n’est pas un hasard si le long métrage adopte pour titre le nom de la salle de fêtes où se tiennent débats virulents et divertissements : le film est tout entier à son image, soit un mouvement parfois imperceptible mais constant, long crescendo dramatique au terme duquel les amants gisent sur le sol de leur foyer, le shérif prend le large sans ne jamais cesser de regarder derrière lui cette femme, Ella, à la sensualité douce et voluptueuse. L’Histoire américaine apparaît telle une toile de fond devant laquelle s’assemblent, s’affrontent et tombent des personnages que Cimino filme avec passion et dirige à la perfection. La photographie signée Vilmos Zsigmond change chaque plan en petit tableau que nous pourrions contempler pendant des heures, portée par la belle partition musicale de David Mansfield. Heaven’s Gate est une œuvre-somme, inclassable parce qu’elle embrasse et épuise de nombreux genres, de la romance la plus pure au film de guerre en passant par le western, la comédie – l’ouverture et ses élèves perturbateurs, fin d’un âge d’innocence –, le drame, le brûlot social etc. Un immense film, aussi dense et inépuisable que le talent de ses acteurs.