Quel meilleur âge que celui de l'adolescence pour disséquer le sentiment amoureux ? C'est finalement ce que s'attèle à faire Abdelatif Kechiche depuis l'Esquive, et il le fera encore plus profondément par la suite avec La Vie d'Adèle puis Mektoub my Love. Filmer la naissance du désir à partir d'une lèvre qui se mord, d'un mot qui titube ou d'une ride qui surgit au coin de la bouche, c'est ça, Kechiche. Dans l'Esquive, film sorti en 2004, on ne parle même pas d'amour avec un grand A, contrairement à ce que ressentiront Emma et Adèle l'une pour l'autre quelques années plus tard. Krimo, 15 ans, a sûrement senti frémir des papillons dans son ventre en voyant une première fois Lydia dans sa robe de théâtre. Lydia a bien aimé le début de pouvoir qu'elle a obtenu sur Krimo. Les deux jeunes gens ont ressenti leurs premiers émois. Mais ce ne sera sûrement pas l'amour d'une vie : seulement le temps d'une représentation théâtrale en l'occurrence, celle du Jeu de l'amour et du hasard.
Comme chez Marivaux, l'amour est un terrain de jeu pour Kechiche et ses personnages. On se jauge, on se ment, on ne tranche pas. On s'esquive. Comme pour ces jeunes réunis en cercle dans le premier plan du film, on joue avec les mots, on les fait dire ce qu'on veut, on fait peur, on repousse même, alors qu'on fond et finalement, on ne fait pas grand chose. L'Esquive s'éloigne des films de banlieue qui essaiment à l'époque (La Haine, en tête de gondole) en présentant les quartiers comme un milieu fécond, propre à la création plutôt que victime des abus du système - même si une des dernières scènes, où les jeunes sont brutalement interpellés par la police pour avoir simplement discuté entre eux, vient rappeler ce contexte dont on ne pouvait pas ne pas parler. La banlieue n'en reste pas moins un théâtre pour Kechiche, et la langue des quartiers un fabuleux terreau pour que les jeunes "sortent d'eux-mêmes" comme l'exige Dominique, la prof de français.
"Les sentiments au détriment de l'intrigue", analyse-t-elle par ailleurs au sujet du texte de Marivaux. Il en sera de même pour L'Esquive : les élans du coeur mènent la danse, quitte à ce que celle-ci semble un peu vaine à la fin. Chacun finit là où il a commencé. L'un frappé de désillusion amoureuse, l'autre débarrassée de ses costumes, nus tous les deux, propulsés dans leur condition d'origine comme les personnages de la pièce, regrettant leurs jeux éphémères comme de grands enfants regarderaient avec nostalgie, une dernière fois, leur innocence perdue.