Mildred Pierce, celle qui voulait mieux...pour les autres !
S'il fallait se poser une question lors du visionnage de ce film, il serait alors légitime de nous demander ce qui fait que, près de soixante-dix ans plus tard, il nous touche encore à ce point.
Dans une petite bourgade américaine, Mildred Pierce, archétype de la femme au foyer consciencieuse et plutôt jolie, divorce pour le bien de ses deux filles, Veda (Ann Blyth, renversante dans son rôle) et Kay. Histoire somme toute banale, sans deux éléments en forme d'épines dans la chair meurtrie de l'intrigue : tout d'abord, un plan digne de la grande époque du film noir, dans lequel cette femme toute simple tente de mettre fin à ses jours en plongeant dans les eaux froides de l'océan ; ensuite, et surtout, la présence lancinante, inquiétante, de Veda Pierce, la fille qui reste, après le décès de sa jeune sœur des suites d'une maladie fatale.
La Mildred campée par Joan Crawford (au faîte de sa puissance dramatique) ne respire que pour elle. Dès la première apparition des enfants, le contraste est dressé : Kay, pleine de vie dans son innocence, danse pour une Veda sophistiquée, qui joue du piano et aspire à une existence mondaine. Elle reste la préférée, le diamant précieux parmi tous. Pour elle, et une fois la jeune Kay envolée vers d'autres cieux, Mildred va se muer en femme d'affaires impitoyable, dont l'argent pourra offrir le confort qu'elle recherche.
Autour de ce couple exclusivement féminin, un petit groupe d'hommes gravite tant bien que mal, se raccrochant aux branches tendues par le sexe opposé : il y a Wally (Jack Carson), l'amoureux transi, Monte (Zachary Scott), le dandy richissime, et Bert (Bruce Bennett), l'ex-mari attentionné. Mais aucun n'atteint l'importance d'une Veda dans le cœur d'une mère soumise à la volonté orgueilleuse de sa progéniture. Une seule remarque de sa part suffira à le confirmer, lorsqu'à la question posée par son ancien époux en parlant du nouveau ("Es-tu vraiment amoureuse de ce type ?"), elle répondra tout simplement "Non".
Emportée dans un tourbillon de profit facile et d'activité florissante, celle qui naguère vendait des tartes aux dames du voisinage devient une femme sans pitié, prête à annihiler tout obstacle se dressant entre elle et le bonheur de sa chère fille. Un paradoxe qui dérange à mesure que le vrai visage de Veda nous apparaît, en même temps qu'il tend à disparaître aux yeux de Mildred.
La pénombre de la maison où toutes deux se retrouvent oppose ainsi sa froideur à la lumière qu'exhalent les larges fenêtres de la demeure bourgeoise de Monte. Leur lien est déjà brisé, un tas de billets verts dressé entre elles. Mais une mère veut y croire, jusque dans les plus viles critiques que sa fille lui adresse, jusque dans la confrontation de leurs conceptions de la vie, et à la gifle que Veda inflige à sa bienfaitrice, soufflet au nez de la bonté incarnée, qui s'avère également faire preuve d'une grande naïveté.
Et voici donc ce qui rend ce récit touchant, et plus encore intemporel. L'amour d'une mère est infini, celui de Mildred est disproportionné. Contre la société de son temps, contre la masculinité du monde et les préjugés lancés contre elle, et contre l'adversité, Mildred Pierce n'est en fin de compte qu'une femme blessée, nouvelle riche en manteau de fourrure qui tente de faire comprendre à des policiers obtus les raisons de ses actes.
Dans l'obscurité d'une nuit sans lune, où les stores du commissariat sont baissés, sa lueur s'est effacée, et les reliques du passé sur lesquelles elle a construit sa vie ne tiennent plus. Les éclats de balles sur le miroir, derrière le fameux corps du premier acte, définissent tout autant le drame qui se joue que l'état de sa personnalité. Égarée dans un océan de déconvenues, ce même océan dans lequel elle cherchera à se noyer, sa leçon est une leçon de courage, mais aussi une terrible leçon d'échec, qui se conclut sans fin heureuse et sans embrassades.
Inclassable par son style, indémodable par la galerie de personnages qu'il oppose et par son thème éternel, Michael Curtiz (Casablanca, Captain Blood, Les anges aux figures sales) adapte un roman de James Cain, livre ici une confession presque intime et pénètre dans l'antichambre de la douleur familiale, avec ce drame aux accents shakespeariens, où la joie n'a de cesse de composer avec la tragédie.
5/5, l'un des chefs d'œuvre de l'époque faste d'Hollywood