Unanimement lapidé par la critique française Le Justicier de minuit (titre français choisit par le distributeur pour rattacher le film à la collection des justiciers dont Charles Bronson fût la vedette mais qui n'entretient aucun rapport avec la série engendrée par Michael Winner en 1974) 10 To Midnight est typiquement le genre de production sur laquelle les avis péremptoires ne manquent pas, où toutes les plumes convergent pour réduire le film à son apparente idéologie nauséabonde, allégorie sur l'auto justice expéditive, la seule qui puisse être appliquée envers un monstre tel que le stakhanoviste du meurtre sanglant qui sévit dans cette aventure. Formules encouragées par la dramaturgie du film et le caractère des personnages mais aussi par la signature de J. Lee Thompson à la mise en scène, cinéaste honni par quatre générations de critiques depuis Les Canons de Navaronne, alors qu'il jouit dans les pays anglo-saxons d'une réputation tout à fait honorable, pour certains films en tout cas (lire le passionnant ouvrage que lui a consacré Steve Chibnal en Angleterre )
Le premier intérêt de ce 10 To Midnight est avant tout le personnage du criminel, Warren. Il ne s'agit pas, comme dans les films de Michael Winner, d'un marginal appartenant à une minorité ethnique, enclavé dans les bas quartiers de Los Angeles, mais d'un teenager séduisant parfaitement inséré dans la société américaine (bien qu'on suppute qu'il puisse être mexicain du fait qu'il connaisse l'espagnol. Pour les protagonistes s'il est un assassin, c'est qu'il doit bien avoir des origines étrangères...) Locataire d'un appartement coquet, jeune, extrêmement séduisant, il roule dans une Coccinelle (voiture ô combien symbolique !), tout à fait le genre de garçon avec qui les jeunes américaines des campus rêvaient de sortir au ciné ou au bal de fin d'année. Symbole de virilité, mais surtout d'érotisme, il est le descendant des jeunes étudiants de La Fureur de vivre de Nicolas Ray (le blouson rouge de Warren est le même que celui de James Dean) ou du Thé et sympathie de Vincente Minelli, à la différence qu'il vit dans les années quatre vingt et non plus dans les années cinquante. Le monde a changé et surtout les filles n'aspirent plus aux même idéaux. On a affaire ici à des femmes indépendantes et mâtures (bien qu'elles soient la plupart du temps habillées comme des fillettes) qui semblent pouvoir vivre leur vie en se passant très bien des hommes (l'image de Laurie Kessler, fille de Bronson et de ses colocataires exclusivement féminines) et qui de plus ont renversé les moeurs en consommant du sexe comme elles l'entendent, en choisissant elles-mêmes les garçons avec qui elles ont envie de s'envoyer en l'air, les prenant, les jetant à leur gré comme des objets. Deux exemples : La première victime du tueur tenait un journal intime révélateur sur le peu de considération qu'elle a envers ses multiples conquêtes et la fille de Léo Kessler qui viole pratiquement Paul, le jeune flic collègue de son père tandis que lui, très prude, rattaché aux valeurs traditionnelles de la séduction répondra par la négative à l'invitation qu'elle lui a fait de venir passer la soirée chez elle, proposition un peu cavalière au goût de Paul selon l'image qu'il se fait de la jeune américaine bien élevée. Intéressant de voir aussi à quel point le personnage de Paul, partenaire de Bronson est la copie conforme du tueur. Même séduction virile, même frustration vis à vis de ces nouvelles femmes indépendantes face auxquelles il se retrouve désemparé, même réaction de violence devant l'acte sexuel puisqu'il surgit arme au poing dans la chambre d'un couple en train de faire l'amour, croyant que les gémissements de plaisir de la fille étaient les cris de souffrance d'une femme en train de se faire violer. S'il n'avait pas été flic Paul aurait très bien pu être un assassin. On ne cesse d'ailleurs de lui faire remarquer qu'il n'a pas l'air d'un flic, et ce rattachement à la personnalité du tueur se remarque dés la découverte de la première victime où Bronson ramasse un chewing-gum qu'il pense être une trace de l'assassin alors qu'il a en réalité été jeté négligemment par Paul. C'est sur lui que Laurie jettera son dévolu, d'abord parce qu'il fait le même métier que son père envers qui elle entretient des relations à la limite de l'inceste (voir la scène assez brillante où elle veut se soûler avec lui avant de lui demander de la raccompagner chez elle), mais aussi parce qu'elle a tenté de séduire en vain Warren, précisément lors de l'enterrement de sa meilleure amie qu'il a tuée, quand elle va vers lui et lui dit " je vous connais non ? On ne s'est pas déjà vu ? ", proposition tout à fait suggestive qui provoque l'effarouchement et la fuite de Warren. Warren se présente toujours nu devant ses victimes ( on pense à Mitchum torse nu prêt à violer Polly Bergen dans Les nerfs à vif du même Thompson en 1961) il se met nu pour éviter que ses vêtements soient tâchés de sang bien sûr, mais son physique d'Apollon, au lieu de susciter le désir ne provoque que des hurlements, les victimes voyant à la place de son membre viril (jamais montré) une lame de couteau, Thompson filme toujours le couteau du point de vue des victimes et non de celui du spectateur, de manière à induire un doute sur la réalité matérielle des agressions qui ne sont peut être que la conséquence des peurs des victimes, maîtresses d'une Amérique matriarcale, qui sous leur apparent libertinage sont littéralement effrayées par l'érotisme de Warren, susceptible de s'emparer d'elles comme au temps des cavernes. La scène du premier meurtre dans un paysage sauvage où Warren poursuit la fille, courant tous les deux nus au milieu des arbres est assez symbolique.
Tous les personnages masculins du film, y compris Bronson, sont émasculés : Paul, qui ressent une gêne perpétuelle face aux avances directes de Laurie, Warren employé d'une société où ne travaillent que des femmes, loin d'être un gynécée mais plutôt une arène où il se fait dévorer par ces prédatrices, un peu comme Clint Eastwood dans Les Proies de Don Siegel, et bien sûr Bronson, père célibataire sans relations conjugales qui découvre avec horreur dans la salle de bain de Warren un instrument avec lequel il se masturbe. Lors de l'interrogatoire quand il lui demande "Tu aimes faire mal aux filles ?" il le fait sur le ton de celui qui aimerait bien se régaler de quelques anecdotes croustillantes sur la vie sexuelle du suspect.
Il serait trop long de développer ici de plus amples commentaires sur un film bien plus dense qu'on l'a prétendu, mais ne négligeons pas le pivot central de l'histoire, à savoir le flic vengeur. Charles Bronson, au jeu très ambigu, démontre une fois de plus quel grand comédien il est, avec une économie de moyens qui force le respect, composition d'acteur trop rapidement remarquée comme "monolithique", mais qui donne à chaque fois de bonnes leçons à bien des cabots. Bronson est sans cesse sur le fil du rasoir entre la fascination et le dégoût envers Warren. C'est lui qui, à la morgue fait remarquer au médecin légiste que pour infliger de telles blessures, le tueur (pas encore identifié) se sert assurément de son couteau comme de son pénis. Il va fabriquer des preuves pour faire arrêter Warren avant de se dénoncer lui-même au tribunal pour que le tueur soit remis en liberté et ainsi commettre d'autres assassinats. Sans cet aveu de tricherie Warren serait resté en prison. Bronson, en permanence dans la contradiction prend le contre-pied de ce qu'il racontait au début du film à Paul à propos d'un commerçant du quartier qui après avoir tué sa femme, avait été déclaré fou et remis en liberté surveillée, et tirer sur un flic une semaine après... Il fait exactement la même chose en permettant à Warren d'être libéré. L'avocat de Warren, décrit par Bronson comme un opportuniste en quête de gloire est-il plus ou moins humain que Bronson ? Lui aussi va inventer des arguments (plaider la folie de son client), mais c'est pour lui sauver la vie, alors que Bronson mettra des tâches de sang sur ses vêtements pour l'envoyer à la chambre à gaz. Intéressant de voir aussi à quel point Bronson est un flic finalement incapable. Il file Warren jour et nuit, ce qui ne l'empêchera pas d'aller assassiner toute une chambrée de jeunes filles pratiquement sous ses yeux. Quand Bronson découvre ces victimes il ne pourra pas s'empêcher des les regarder les unes après les autres avec dans le regard un mélange de fascination et de répulsion. Quand il rattrape Warren lancé aux trousses de Laurie, Bronson est une sorte de Frankenstein qui se rend compte jusqu'où est allée sa créature. Warren lui dit " c'est de ta faute si j'en suis arrivé là ", tandis qu'il est nu, immaculé du sang de ses victimes, comme la créature du Frankenstein, devant son créateur près à lui donner le coup de grâce.
Quand à la mise en scène de Thompson, elle est loin d'être racoleuse comme on la dit (il ne montre jamais le couteau meurtrir les chairs à l'inverse de bien des cinéastes gore devenus cultes tels que Mario Bava, Dario Argento ou Brian De Palma). Il insiste en revanche à de nombreuses reprises sur l'aspect fantasmatiques des meurtres, par des flashs très brefs sur ces mêmes meurtres... avant qu'ils ne soient commis. Aucun plan du film n'est inutile, aucune scène non plus, comme celle nous montrant Warren en train de se sécher les cheveux devant son miroir, comme dans une publicité pour une eau de toilette vantée par un jeune homme apte à faire fantasmer l'Amérique entière. Scène qui s'oppose à celle où une de ses victimes se fait tristement cuire deux oeufs au plat, seule dans son appartement, ou à cette autre scène, où Bronson, vieux monsieur solitaire enfermé chez lui reçoit le coup de fil de Warren qui le prévient qu'il va continuer à tuer.
L'oeuvre de J. Lee Thompson (qui compte aussi sur des films ratés certes !) est à réévaluer entièrement, surtout sa période anglaise. Le temps lui rendra sans doute justice...