Il y eut une époque où Hollywood ne connaissait pas le doublage mais souhaitait malgré tout intéresser le public latino, pas forcément très enclin, dans les années 30, à se farcir un film en langue anglaise. D’où l’idée de tourner en même temps deux versions d’un même film (une version anglaise et une version espagnole), avec les mêmes décors et le même scénario. Presque toutes ces versions latinos ont été perdues depuis. C’est dire si ce "Drácula ", signé George Melford, a une valeur inestimable pour les collectionneurs. Mais, outre ce statut de rareté cinématographique, ce film permet également d’établir un comparatif intéressant avec la version de Tod Browning, considérée par une bonne partie des fans comme inférieure. Il est vrai que deux atouts sont à mettre du côté du film de Melford. Tout d’abord, bien que le scénario soit identique, l’histoire est plus creusée (ou, en tout cas, mieux expliquée) dans cette version espagnole, ce qui allonge d’ailleurs le film de 30 minutes par rapport à la version de Browning. La mise en scène n’est pas, pour autant, alourdie… bien au contraire. Car, et c’est le deuxième bon point de cette version, la réalisation de Melford est bien plus originale et audacieuse que celle de Browning qui brillait par son classicisme. On a droit à des vols de chauve-souris plus réalistes, à des sorties de cercueils plus rythmées ou encore à des attaques de vampires plus "charnelles". Car la version de Melford (destinée à un public latin considéré comme moins prude que le public américain) est incontestablement plus sexuée que celle de Browning (les actrices sont plus légèrement vêtues et leur jeu est plus suave, Dracula parait plus "affamée"…). Est-ce, pour autant, suffisant pour surpasser le classique de Browning ? A mon sens non et pour une raison simple : Bela Lugosi. Certes, le jeu de l’acteur hongrois est statique et théâtrale à outrance mais il donne au personnage de Dracula une aura incomparable qui a réussi à traverser les décennies. A côté de lui, Carlos Villarias fait bien pâle figure et n’évite pas quelques mimiques ridicules en raison de leur parfait décalage avec l’image du vampire. C’est cette carence de charisme qui empêche ce "Drácula " espagnol de surpasser son homologue américain. Le reste du casting est également moins marquants que le casting américain, en raison notamment de la barrière de la langue (une interprétation en langue espagnole restera toujours moins universelle qu’une interprétation en langue anglaise), le casting s’avère tout à fait à la hauteur (et aussi cabotin que le casting américain). Pourtant, les acteurs ne déméritent pas, de Lupita Tovar en proie du vampire à Eduardo Arozamena en Van Helsing aux grimaces parfois invraisemblables en passant par Pablo Alvarez Rubio qui parvient à se démarquer de l’interprétation de l’excellent Dwight Frye dans le rôle de Reinfeld, jouant un fou plus agité. Quant à la mise en scène, son originalité n’est pas exclusive de quelques défauts, à commencer par l’utilisation des rushes de la version américaine qui donne un résultat parfois surprenant au montage (le cercueil hors duquel Dracula passe sa main lors de son premier réveil est différent de celui dont il s’extirpe, le Dracula qui observe Lucy de la rue ressemble étrangement à Bela Lugosi…). De plus, Melford ne règle pas le principal problème de la version américaine qui était la quasi-absence de musique. L’ombre du "Dracula" de Browning et sa place dans la culture populaire a donc empêché le film de Melford de rester comme un classique (ce qui n’était, en tout état de cause, pas sa vocation). Reste une curiosité pour les fans…