Joseph L. Mankiewicz est sans conteste l’un des vingt plus grands réalisateurs de l’âge d’or d’Hollywood (1925 – 1955) aux côtés de Franz Borzage, Josef von Sternberg, Michael Curtiz, John Ford, Raoul Walsh, Ruben Mamoulian, George Cukor, Frank Capra, William Wyler, Howard Hawks, Otto Preminger, Orson Welles, Alfred Hitchcock, Billy Wilder, John Huston et Anthony Mann. Arrivé à Hollywood en 1929 sur le conseil de son frère Herman (futur scénariste de « Citizen Kane » d’Orson Welles en 1941), après un passage à Berlin où il était traducteur d’intertitres pour la UFA, Mankiewicz débute comme scénariste à la Paramount avant de rejoindre la MGM et Louis B. Mayer qui lui confiera le poste de producteur. C’est en 1946, pour le compte de la 20th Century Fox, qu’il débute comme réalisateur du « Château du dragon » par suite de la défection d’Ernst Lubitsch malade. Peut alors commencer sa prestigieuse carrière (22 films et une pluie Oscars à la clef). « L’Aventure de Mme Muir » son quatrième film est son véritable premier chef d’œuvre, adapté du roman éponyme de R.A Dick (pseudonyme de Josephine Aimee Campbell Leslie) paru en 1945. Pour l’une des rares fois de sa carrière, Mankiewicz ne s’est consacré qu’à la réalisation confiant l’écriture du scénario à Philip Dunne avec lequel il vient juste de travailler pour « Un Mariage à Boston ». Le film de fantôme romantique est un genre en vogue en ces années, qui engendrera sur une courte décennie, de nombreuses réussites des deux côtés de l’Atlantique (« Peter Ibbetson » d’Henry Hathaway en 1935, « Ma femme est une sorcière » de René Clair en 1941, « Le ciel peut attendre » d’Ernst Lubitsch en 1943), « Le portrait de Jennie » de William Dieterle en 1948, « La vie est belle » de Frank Capra en 1946, « L’esprit s’amuse » de David Lean en 1946, « Une question de vie ou de mort » de Michael Powell et Emeric Pressburger en 1946 ou encore « Sylvie et le fantôme » de Claude Autant-Lara en 1946). Un genre rafraîchissant qui presque aussitôt né tombe dans un oubli quasi définitif. Bien accompagné comme on l’a vu, « L’Aventure de Mme Muir », est un véritable enchantement pour les sens comme pour l’esprit. Un enchantement visuel grâce à la photographie de l’expérimenté Richard Lang rendant parfaitement l’atmosphère de l’Angleterre du début du XXème siècle, grâce aussi aux costumes dessinés par Oleg Cassini qui habille de manière somptueuse Gene Tierney qui était alors son épouse. Un enchantement sonore grâce à la partition de Bernard Hermann comme toujours inspiré et comme presque à chaque fois judicieusement dans le ton. Un enchantement narratif grâce à une intrigue oscillant avec grâce entre rêverie, poésie, mystère, romance et tendre comédie. Et pour finir le jeu des acteurs tous en parfaite symbiose avec l’approche féerique mais aussi très minutieuse d’un Mankiewicz qui montre ici le parfait chef d’orchestre qu’il sera jusqu’au bout. Dans un Londres enfumé, Lucy Muir (Gene Tierney) ne supporte plus le mode de vie étriqué et compassé que lui imposent sa belle-mère et sa belle-sœur depuis qu’elle est devenue une jeune veuve après un mariage sans passion. Un jour, sans tintamarre mais de manière parfaitement déterminée, Lucy décide de rompre les amarres et de partir vivre avec sa petite fille (Natalie Wood enfant) dans une vieille demeure abandonnée sur la côte Sud dans le village de Whitecliff pour y respirer à pleins poumons face à la mer qui l’appelle. L’y attend le fantôme de l’ancien propriétaire (Rex Harrison parfait mélange entre espièglerie, mauvaise foi, tendresse et autorité butée), capitaine au long refusant de quitter la demeure qu’il a construite de ses mains. L’aventure de Mme Muir est là dans sa chambre et son salon qui va lui permettre de s’affranchir grâce à l’écriture de toutes les conventions de son époque qui l’emprisonnent dans son statut de veuve éplorée au contact du capitaine ronchon en mal de confidences, car sans doute aussi un peu amoureux. Les dialogues sont savoureux, chacun ne cédant à l’autre un bout de territoire qu’après des compromis âprement discutés. Lucy connaîtra aussi l’amour charnel avec un auteur d’histoires pour enfants (George Sanders succulent dans son emploi favori de mufle distingué et irrésistible) rencontré chez l’éditeur qui fera d’elle une femme riche. Tout ceci n’était-il que le fruit de l’imagination d’une femme esseulée se réfugiant dans le rêve et le fantasme ? Peut-importe en vérité tellement Joseph L. Mankiewicz embrasse avec virtuosité toutes les composantes de sa réalisation, réussissant le film parfait alternant avec bonheur, humeur primesautière, nostalgie du passé, quête de la liberté de l’esprit et frénésie des grands espaces qui n’ont parfois besoin que de quatre murs pour s’étendre à l’infini. Joseph L. Mankiewicz dont il faut rappeler qu’il filmait magnifiquement les femmes et qui démontre qu’il n'avait pas besoin comme de nos jours de toute une lourdeur idéologique pour livrer un film féministe. Il réalisera bien d’autres grands films mais sans doute jamais il n’aura été aussi poétiquement inspiré qu’avec « Mme Muir » qui se confond avec la sublime Gene Tierney qu’il dirigea à deux reprises. Une actrice au parcours un peu tragique dont la beauté tout à la fois gracile et charnelle a souvent fait oublier qu’elle était une formidable actrice.