Comment définir l’ensemble ? Un récit d’une extrême banalité structurelle bâti selon un schéma chronologique linéaire en clausule c'est-à-dire inséré entre l'arrivée et le départ du même personnage dans le même lieu. La règle des trois unités du théâtre classique y est presque parfaitement respecté. Simple en apparence seulement. Parce qu’à y regarder de plus près « Lost in translation » est une sorte de « road movie » faussement statique, en huis clos le plus souvent malgré quelques échappées rares, dont une au moins est remarquable. Le voyage dans l’espace et dans le temps en est vraiment le principe et son corollaire, le dépaysement, la clef. Tout est prétexte à voyager, même en vase clos. Ce ne sont pas les moyens de transport qui manquent : métro, taxis, train, même escalators et ascenseur, sans compter les longues déambulations "cum jambis" au milieu de la foule. Rien de banal donc dans ce foisonnement de saynètes autonomes qui décrivent plus qu’elles ne racontent un pays, ses traditions et ses impossibles "traductions". Car il s’agit bien de « translation » : le Japon américanisé n’est pas l’Amérique, même singée, même caricaturée. D’ailleurs ce couple improbable de Yankees – Bob Harris (Bill Muray), un acteur à pub quinquagénaire aussi perdu ("lost") que la belle Charlotte (Scarlett Johansson), 17 ans !, dont on se demande, tout comme elle, ce qu’elle peut bien faire là [« qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! »] – ne réussit jamais à vraiment se retrouver dans cette version nippone de l’Occident. Les « city lights », les lumières de la ville surabondent mais on ne devine qu’à peine les secrets que cachent les enseignes. Tokyo n’est pas New York : les pommeaux de douche y restent en position basse et les rasoirs jetables sont minuscules. Même l’érotisme y est singulier, déconcertant : le jeune homme qui lit une revue pornographique dans le métro sans se soucier des regards ; la call-girl qui croit fournir une prestation « à l’américaine » d'un massage à la japonaise en demandant « lip my stocking », « *lèvre mon bas » avant de se rouler sur la moquette [hilarant !] ; le strip-tease intégral à moins d’un mètre de clients pas plus émus que ça, au moins en apparence -- le « merci [Madame] » de Bob en dit long sur l’effet produit. Il arrive parfois qu'il y ait délibérément tromperie sur la nature et les intentions et qu'on pense « traditionnel » ce qui n’est que mode un peu durable. Par exemple, « Sosogi-Koboshi » qui consiste à faire déborder le saké -- ou le whisky -- dans un « Masu », une boîte carrée en bois, une habitude devenue populaire dans la période d’après-guerre, ou une arnaque pour touristes en mal d’authenticité. En fait, dans cet ersatz japonais de sous-culture américaine, on pourrait s’ennuyer ferme autant à l’hôtel que dans les studios avec ses metteurs en scène volubiles pour ne rien dire et ses animateurs hystériques. Reste le poste de télévision où le couple regarde le fameux bain de minuit à la fontaine de Trevi de « La Dolce Vita », en version originale… sous-titrée en japonais, et la longue séance de karaoké -- le mot est japonais ; l'invention, américaine. En réalité, le traitement des protagonistes me semble différent. Lui n’aura rien à retenir de ce voyage, sinon, sans doute, une amorce d’aventure sentimentale. Elle seule réussit à parfaire son initiation, « loin de l’hôtel, loin de Tokyo, loin du Japon », selon le vœu de Bob Harris qui ne le réalise pas : à Osaka, dans l’un des palais de l’ancienne Kyoto – peut-être Yasaka-jinja – à la rencontre, fortuite mais attendue, d’un cortège nuptial traditionnel d’une beauté inouïe. Elle seule sera invitée par une hôtesse en robe kimono sobre à « devenir artiste avec une branche » (Kizashi), lors d’une séance d’ikebana totalement improvisée. Bob a raison : pour profiter du Japon, il faut aller le chercher là où il se trouve dans son histoire millénaire. Et peut-être le quitter, voire le fuir. Je n'ai rien compris ? Ce n'est pas impossible : j'ai été lost in translation !