« Trop belle pour toi » est une fulgurance. Un uppercut foudroyant et un vertige étourdissant. Jamais le cinéma de Blier n’aura atteint une telle intensité émotionnelle et un tel accomplissement formel. Plus que jamais, il fait preuve d’une audace, mais sans plus du tout se cacher derrière le masque du sarcasme. C’est une voix qu’il avait déjà creusé, de manière plus classique dans « La Femme de mon pote » et de manière plus douce, presque réservée, dans « Beau père », et bien sûr dans le troublant « Notre histoire ». Mais il parvient ici à un équilibre miraculeux entre la virtuosité de l’écriture (au delà du punch line, les dialogues sont d’une qualité littéraire incroyable), une totale liberté narrative (on pense souvent à Resnais) et un dispositif formel d’une totale pertinence. On appelle ça l’état de grâce.
Et ce dès les premiers instants, où Blier filme l’irreprésentable : le coup de foudre. Le dispositif de cette rencontre irrationnelle est d’une pureté admirable : Des vitres, une lumière sans âme, chacun dans sa cage, l’impersonnel et la normalité. Mais rien qui ne puisse frêner le mouvement mental de leurs pensées, de leurs élans, de leur lucidité en émoi. Que le film prend magnifiquement en charge par une construction qui mêle flash-forward, images mentales, souvenirs revisités, fantasmes et prescience. Le coup de foudre ici est irrémédiable. « Trop belle pour toi » expose tout cela en quelques minutes à une vitesse qui affole. Qui emporte. C’est un glissement éperdu, un éternellement basculement, celui de l’élan amoureux qui souffle tout sur son passage, la temporalité, la tranquillité des personnages, les règles de la narration, le vernis de la rationalité. Tout comme les personnages, le film en vibre de toute ses fibres. Et il ne s’agit pas d’une situation résultant de conditionnements mécaniques ni d’aucune nécessité narrative, mais d’une prédisposition profonde de l’être humain pour le merveilleux. Pessimiste agressif, Bertrand Blier ne nous avait pas habitué à ce merveilleux-là.
Après « Notre histoire », « Trop belle pour toi » pose aussi Blier comme grand cinéaste des femmes – ce qui n’est pas sans ironie vue le traitement qu’il réservait d’habitude à ses personnages féminins et qui avaient souvent la fonction de repoussoir ou d’ennemi. Ici, Carole Bouquet ou Josiane Balasko sont des personnages avec toute la richesse affective, cérébrale et sexuelle d’individus qui ont leur place dans la vie. C’est pourquoi dans le schéma de vaudeville qu’adopte le film, toutes les conventions explosent. Au-delà de toute rivalité la femme et la maîtresse se situent l’une par rapport à l’autre avec la belle assurance de la lucidité. Et pour la première fois, l’homme est vraiment mis à nu, dans le désarroi de sa condition ontologique. Après tout, seul et sans manteau dans un parking de motel, il est abandonné, mais cela lui interdit-il de vivre ? Elles sont trop belles pour lui ? Lui n’est-il pas beau ? Un homme qui voit tout à la fois la beauté radieuse de Josiane Balasko et ne se mésestime pas ne peut être condamné à la régression définitive dans un désespoir d’enfant perdu, comme c’était le cas jusqu’ici dans la filmographie du cinéaste. Il y a une grandeur d’âme chez l’homme, dans sa solitude, dans ses élans, dans son irrationalité, que le cinéaste assume pour la première fois sans sarcasme ni cynisme, avec la grâce de l’ineffable.