On entend souvent dire que de l’amour à la haine, il n’y a qu’un pas. En s’inspirant du roman éponyme de Georges Simenon, Pierre Granier-Deferre vient confirmer ce triste adage, hélas trop souvent constaté. Pire, "Le chat" s’apparente presque à une antithèse du mariage. Et quand on voit dès le début du film comment les choses ont tourné pour le couple Bouin, ça a de quoi en refroidir plus d’un quant à cette institution qu’est le mariage. Sans perdre de temps, le réalisateur emmène le spectateur à Courbevoie, alors en pleine mutation dictée par la fièvre de la course au modernisme. Les Bouin font leur course séparément, mais entrent dans les mêmes magasins, l’un après l’autre, tout en échangeant parfois des regards filtrés par une vitrine. Et quand on les voit regagner leur petit pavillon cerné par les travaux d’envergure, on sait que leur couple n’existe plus, que le mot mariage n’est plus réduit qu’à sa plus simple expression. Tiens donc ! 25 ans de mariage. Un quart de siècle. Un bail. Une durée qu’on ne voit plus guère de nos jours. Avec le temps, tout s'est délité, au point de ne pas dormir dans le même lit. Chacun fait sa cuisine de son côté, à partir d’ingrédients que le couple vient de ramener personnellement, et d’autres précautionneusement enfermés dans des placards cadenassés. Mais comment les Bouin en sont-ils arrivés là ? Le spectateur comprend rapidement que le point de non-retour a été atteint par l’intermédiaire d’un chat. Un chat de gouttière jadis récupéré, et qui aurait dû constituer un nouveau lien entre Clémence et Julien. Dans les faits, il constitua un point de discorde car ce charmant petit animal de compagnie matérialise pour Clémence le fossé qui s’est creusé entre elle et son mari, et est vu comme un frein quant à la reprise tant attendue et espérée d’une vie de couple digne de ce nom. Tout du moins normale. Ce point de discorde est mis en scène par des dialogues incisifs, en particulier du côté de Julien, des dialogues taillés sur mesure pour Jean Gabin. Des répliques qui, par leur méchanceté spontanée, souffle le spectateur en le faisant halluciner, tant et si bien qu’il ne peut réfréner un sourire, voire carrément un rire tellement ça y va fort. Au vu de la situation, il n’y a pourtant pas de quoi rire. C’est même grave d’en arriver là. Seulement en 1971, on ne divorçait pas si facilement. Ce n’était pas encore entré dans les mœurs. Et je connais des familles où cette solution n’est encore aujourd’hui pas concevable. Les Bouin, ce sont Simone Signoret et Jean Gabin. Deux comédiens qu’on ne présente plus. Et rien qu’à les voir évoluer ici, ça confirme leur immense talent et le fait qu’ils soient des monstres sacrés du cinéma hexagonal. "Le chat", c’est aussi une interprétation en tout point remarquable des deux acteurs-vedette. Par son extraordinaire sensibilité, Simone Signoret interprète à merveille à la fois l’infime lueur d’espoir qui lui reste et cette détresse qui ronge profondément son personnage, une détresse qu’elle tente de cacher derrière l’alcool. Seulement les vapeurs ne sont qu’un écran de fumée qui ne parvient pas ni à cacher son désespoir, ni à adoucir cette ambiance lourde et pesante. Par sa mise en scène maîtrisée, les cadrages, les décors et les nombreuses séquences silencieuses, Pierre Granier-Deferre parvient avec brio à retranscrire cette atmosphère étouffante, ce type même d’atmosphère liée la plupart du temps aux huis-clos. Parce que "Le chat" est un huis-clos. Un huis-clos servi aussi par l’expression monolithique de Jean Gabin. Ce dernier est remarquable. Lui qui est habituellement plus expressif, son visage est inhabituellement fermé. Enfermé dans une résignation inébranlable. En apparence. Car ses pensées vaquent aussi dans des souvenirs plus heureux, du temps où il convolait avec insouciance avec sa belle, des souvenirs par ailleurs judicieusement insérés par le cinéaste. Mais des fois il se révolte. Une révolte aux mots parfois immondes qui cache mal sa douleur, sa détresse et l’injustice. Pire : il apparait comme un véritable goujat ! Il en résulte des scènes où tout peut arriver. On aurait pris deux comédiens qui ne pouvaient pas se voir en peinture qu'on n'aurait pas eu mieux en matière de résultat. En somme, les Bouin sont dans l’impasse. Une impasse insoluble qui ne trouve son épilogue que dans l’absence d’happy end, alors que paradoxalement elle ne pouvait pas être meilleure pour eux (voire plus belle). 25 ans de mariage, ce n’est quand même pas rien. On n’efface pas 25 ans comme ça, il y a forcément des restes. A quoi bon nier l’évidence ? Seulement quand les protagonistes sont trop fiers, notamment l’homme de la maison, il parait difficile de trouver un terrain d’entente quand on ne consent pas à mettre de côté cette foutue fierté. Et pourtant, on sent venir la façon dont ça se termine. Mais comment… ? Ça, je vous laisse le découvrir.