Dans les années 1930, la Warner avait connu son heure gloire avec les films de gangsters puis dans les années 1940 avec les films de privés interprétés par Humphrey Bogart sa star inconditionnelle de ces années aux côtés d’Errol Flynn dans le registre des films d’aventures. “Le faucon maltais” (1941) de John Huston inspiré du roman éponyme de Dashiel Hammet et “Le grand sommeil” (1946) d’Howard Hawks inspiré de Raymond Chandler avaient gravé dans l’inconscient collectif les noms de Sam Spade et de Philip Marlowe et imposé de manière définitive Humphrey Bogart comme l’un des plus grands acteurs d’Hollywood.
Dans les années soixante qui voient vaciller dangereusement le trône sur lequel étaient jusqu’alors assis les grands studios, tout est envisagé pour tenter de stabiliser la situation . L’idée de relancer le privé en actualisant son image aux temps nouveaux fait son chemin quand Elliot Kasner et Jerry Gershwin, deux jeunes producteurs qui viennent de s’associer décident de confier à l’écrivain William Goldman l’adaptation d’un roman policier la série Lew Archer née de l’imagination fertile de Ross MacDonald considéré alors comme le premier héritier des deux auteurs cités plus haut. Le choix de Goldman se porte sur “The moving target”, le premier roman de la série paru en 1949.
Goldman pense tout d’abord à Frank Sinatra qui refuse le rôle (peu de temps après l’acteur endossera le rôle du détective Tony Rome pour deux films réalisés par Gordon Douglas). Paul Newman entre alors en piste, cherchant un rôle plus en rapport avec ses aspirations et son registre après avoir vécu une expérience malheureuse avec “Lady L”, le film en costumes de Peter Ustinov. Le nom du détective se change en Harper sur demande de Newman qui pense qu’un titre commençant par un “H” lui portera chance. Allusion directe à “The Hustler” (1961) de Robert Rossen et “Hud” (1963) de Martin Ritt, deux de ses interprétations les plus marquantes mais aussi deux très gros succès. Jack Smight ancien réalisateur de télévision sous contrat pour six films avec la Warner pour laquelle il vient de réaliser le film à suspense “Le témoin du troisième jour” est adoubé par Newman qui apprécie son travail.
Le scénario écrit par Goldman place Lew Harper (Paul Newman) dans une situation similaire à celle de Philip Marlowe quand après un réveil difficile dans la chambre qui lui sert de bureau (où l’inverse), Harper conduisant jusqu’aux quartiers chics de Los Angeles, débarque dans la superbe villa d’un homme d’affaire dont l’épouse (Lauren Bacall) lui demande de rechercher celui-ci dont elle est sans nouvelle depuis qu’il a atterri avec son homme de confiance (Robert Wagner) en provenance de Las Vegas. Lauren Bacall, veuve de Bogart, superbe de classe et de suffisance dans un rôle plutôt court jette immédiatement le pont avec “Le grand sommeil” évoqué plus haut. Paul Newman n’a dès lors qu’à bien se tenir.
Malgré quelques imperfections, il va se montrer tout-à-fait à la hauteur dans un rôle plutôt nouveau pour lui. L’acteur qui a fait ses gammes à l’Actors Studio et longtemps été vu comme un concurrent de James Dean a eu bien du mal à s’émanciper des tics inculqués par Lee Strasberg. Une tendance à appuyer ses effets favorisée par les rôles de rebelles qui sont jusqu’alors les plus emblématiques de sa carrière comme “Marqué par la haine” (Robert Wise en 1956), “Les feux de l’été” (Martin Ritt en 1958), “ Le gaucher” (Arthur Penn en 1958), “La chatte sur un toit brûlant” (Richard Brooks en 1958) ou encore “Le plus sauvage d’entre tous” (Martin Ritt en 1963). Souvent des adaptations de romans sudistes de William Faulkner, Tennessee Williams ou Larry McMurphy propres à l’extériorisation paroxystique mais aussi un peu pesante des passions humaines. Arrivant juste après Marlon Brando et James Dean qui avaient ouvert la voie avec Elia Kazan et Nicholas Ray, Paul Newman ne pouvait objectivement se soustraire à l’exercice. D’une nature plus introvertie, son jeu s’adapte assez mal à cette méthode dont il faut bien avouer qu’hormis au génial Marlon Brando, elle n’a pas servi à beaucoup d’acteurs qui à l’instar de Newman ont dû cheminé parfois longuement pour révéler leur nature.
La maturité arrivant, Newman semble avec “Détective privé” sur le chemin d’une émancipation qui n’est pas encore tout-à-fait intégrée à son jeu. Notamment concernant les petites expressions narquoises ou désabusées de Lew Harper qui parfois tombent à plat. Mais observons tout de même que ce film précis marque un tournant pour les deux décennies à venir qui vont révéler Paul Newman comme le très grand acteur qu’il était, atteignant son Graal avec l’indépassable “Verdict” de Sidney Lumet alors âgé de 57 ans. Quoiqu’il en soit, c'est bien Paul Newman avec Lew Harper qui le premier a donné au privé son allure désinvolte des années post Bogart. Dans ses pas s'engouffreront Frank Sinatra (Tony Rome), Robert Mitchum (Philip Marlowe) et Elliot Gould (Philip Marlowe) mais aussi Jeff Bridges, l’inénarrable Duc dans « The Big Lebowski » (1998) des frères Coen ou encore le souffreteux Art Cartney (Ira Wells), détective ulcéreux sur le retour dans le trop méconnu « Le chat connaît l’assassin » (1977) de Robert Benton.
On l’a dit, la trame du film fondateur que fut "Le grand sommeil" est en grande partie conservée autour d'une disparition qui mène le détective sur de nombreuses fausses pistes, prétexte à la découverte d'une faune interlope aux mœurs étranges. La déambulation urbaine est de rigueur mais les décors chers à Hawks ou Huston ont été remplacés par un Los Angeles ensoleillé. Jack Smight est certes un réalisateur sans grand génie mais le scénario écrit par William Goldman relance l'action très efficacement, permettant aux divers personnages de prendre corps. Le casting haut de gamme renvoyant très lestement la balle permet à Paul Newman d’avancer en toute quiétude sur un chemin très judicieusement balisé. Du très suave Robert Wagner en play-boy amoureux à la toujours aussi piquante Janet Leigh en instance de divorce d’un Harper auquel il lui est difficile de résister en passant par Julie Harris toujours parfaite pour exprimer la souffrance psychique, Shelley Winters en ex-starlette alcoolique ou encore Arthur Hill en avocat sur la corde raide, les personnages hauts en couleurs ne manquent pas. Le tout est magnifiquement filmé par le grand chef opérateur Conrad L. Hall oscarisé trois fois dont deux pour des films avec Paul Newman. Une vraie réussite qui poussera Paul Newman à reprendre le rôle neuf ans plus tard avec « La toile d’araignée » dirigé par son ami Stuart Rosenberg qui permet de mesurer les progrès accomplis par l’acteur passé depuis par “Luke la main froide” (Stuart Dosenberg en 1967) , “Butch Cassidy et le Kid” (George Roy Hill en 1969) et “Le clan des irréductibles” qu’il a lui-même réalisé en 1970. Un film encore inspiré d’un roman de Ross MacDonald très injustement sous-estimé.