Un film français oublié à découvrir impérativement pour sa satire sociale chabrolienne, sa réhabilitation d’un Lautner que l’on cantonne trop souvent aux films de Bébel et aux « Tontons flingueurs » et son rythme d’une modernité rare pour l’époque. Juste un bémol, le final force légèrement le trait sur ce qui apparait comme un procès à charge.
Une fois n’est pas coutume, j’ai lu une très belle critique d’un dénommé Jean-Paul sur DVD Classik qui est d’une précision et d’une justesse que je ne pourrais reproduire… Alors je le nomme :
« Alors qu'il s'apprête à réaliser Le 7ème juré, Georges Lautner n'est pas encore le réalisateur des Tontons flingueurs, des comédies signées Francis Veber ou des films avec Jean-Paul Belmondo. Il est encore un cinéaste méconnu, qui vient de tourner ses cinq premiers films. Entre autres deux films forts et marquants, même s'ils restent des titres oubliés de sa filmographie, Marche ou crève et Arrêtez les tambours, tous deux portés par le talent de Bernard Blier, puis Le Monocle noir, premier titre de la série qui lancera réellement sa carrière. De nos jours, Lautner est trop souvent considéré comme un petit artisan du cinéma français, metteur en scène sans grande personnalité d'un Belmondo ronronnant ou de comédies balourdes. Un statut qui nous semble fort réducteur, et qui est sans doute dû aux œuvres plus poussives de la dernière partie de sa carrière qui ont fait oublier l'audace visuelle et la maîtrise du rythme que Lautner sut nous offrir dans la plupart de ses œuvres précédentes. Même alors qu'il était déjà un cinéaste installé, il y avait toujours dans ses films un grain de folie, un côté rebelle qui font la "patte Georges Lautner" et le distinguent à nos yeux de la masse des réalisateurs populaires. En découvrant ses premières œuvres, ces particularités se font peut-être plus évidentes. Dans un registre encore éloigné de la comédie, même si le rire est toujours présent au détour d'une réplique, Lautner propose des films socialement engagés, au ton particulièrement tranchant et parsemés d'idées visuelles surprenantes. Le 7ème juré en est une illustration parfaite, en plus d'être un film absolument passionnant, et se distingue comme l'une des réussites majeures de son auteur.
Dans la genèse de ce film, il faut en premier lieu souligner le poids de Bernard Blier. Tout au long de sa carrière, l'acteur sut jouer de sa popularité pour apporter son soutien à de jeunes réalisateurs. Ce fut le cas avec Georges Lautner, à qui il permit de monter Marche ou crève sur son nom. Il lui reste fidèle sur ses films suivants, et c'est lui qui insiste auprès du cinéaste pour qu'il tourne Le 7ème juré, un sujet parfait pour ses talents d'acteur et pour ceux de son ami réalisateur. L'histoire nous plonge dans une petite ville de province, Pontarlier, secouée par le meurtre d'une jeune fille aux mœurs légères. L'auteur du crime, le pharmacien Grégoire Duval, respecté dans sa ville, n'est pas inquiété. C'est Sylvain Sautral, petit ami de la victime et lui aussi considéré comme marginal, que les circonstances désignent comme le coupable idéal. Lors du procès, Duval est désigné comme juré et va faire son maximum pour ne pas voir un innocent condamné à sa place. Un sujet qui mêle donc à la fois drame judiciaire et analyse sociale de la petite bourgeoisie provinciale, à mi-chemin entre les sujets de prédilection d'un André Cayatte et l'ambiance propre au cinéma de Claude Chabrol. D'ailleurs, à la simple lecture de l'histoire, on pourrait voir un scénario typique des drames judiciaires tournés par le réalisateur de Nous sommes tous des assassins. Et force est de constater que dans ce domaine, Lautner montre à quel point il est un metteur en scène plus habile que Cayatte. Les séances de prétoire, qui peuvent vite devenir ennuyeuses au cinéma, ont devant sa caméra une force et un impact presque inégalés. Et, alors que le procès occupe près de la moitié du film, il semble se dérouler en un éclair grâce au rythme insufflé par le metteur en scène, caractéristique bien trop souvent absente dans l'œuvre de Cayatte. Finalement, le parallèle qui pourrait être fait avec le cinéma de Chabrol serait plus pertinent, tant Le 7ème juré, bien plus qu'un film de procès, est une véritable charge sociale, même si le ton de Lautner se fait probablement plus virulent, plus mordant, que dans la moyenne des œuvres chabroliennes.
Dès l'ouverture, Lautner semble d'ailleurs refuser d'inscrire son film dans un simple contexte policier. L'introduction, qui nous montre le meurtre commis par Duval, se fait sur un ton étrange, presque onirique, comme si l'action se déroulait dans un rêve. Le réalisateur joue avec la lumière, qui filtre dans la végétation, use de fortes contre-plongées et d'un montage rapide pour nous montrer que Duval n'est pas dans son état normal, mais aussi pour illustrer le profond basculement psychologique que son acte va engendrer. Cette entrée en matière frappante, visuellement très travaillée, est la mise en évidence immédiate du talent de Lautner. Une introduction plutôt audacieuse si l'on se réfère au cinéma français traditionnel, tout autant par la mise en scène que par le choix, plus anecdotique, de monter la victime nue à l'écran, qui situe immédiatement Le 7ème Juré comme un film atypique. A l'issue de cette scène, plutôt que de voir se dérouler simplement l'enquête, nous assistons pendant quelques minutes à une forme d'introspection chez Grégoire Duval. Le crime crée chez lui un bouleversement, qui n'est pas, dans un premier temps de la culpabilité, mais une prise de conscience de l'hypocrisie dans laquelle il vit. En voix off, il commente les images de sa vie. Ses habitudes, son quotidien, sa famille deviennent l'illustration du carcan dans lequel son existence s'est déroulée, par opposition à la liberté qu'incarnait sa victime. Alors que depuis des années cet homme semblait ne s'être posé aucune question sur sa situation sociale, son acte monstrueux lui ouvre les yeux sur ce qu'il est vraiment, et sur les échecs de sa vie : un mariage sans passion et des relations ternes avec des petits bourgeois uniquement préoccupés par leur tranquillité. C'est cette prise de conscience, et non le meurtre en lui-même, qui change le personnage. Sa désignation en tant que juré va lui donner l'occasion de s'opposer à la société à laquelle il appartenait jusqu'alors et, d'une certaine manière, de se venger de sa propre vie.
Ainsi, plutôt que de s'engager dans une narration routinière, qui aurait simplement suivi un processus judiciaire, Lautner nous propose une plongée dans l'âme du tueur pour mieux déplacer son propos sur un terrain plus large, celui du libre arbitre, de la liberté et de la charge envers les institutions morales. C'est une position que conserve Lautner dans la longue séquence du procès, qui se centre de plus en plus sur le personnage de Duval. Blier occupe l'écran et transforme son personnage, le septième juré du titre, en acteur central d'un événement codifié, dont il ne devrait être qu'un témoin privilégié. C'est à la fois une démarche qui permet au personnage d'exorciser son crime et à Lautner, dans sa position de réalisateur, de proposer une forme de subversion de l'institution judiciaire puisque les protagonistes habituels d'un procès se trouvent peu à peu réduits au rôle de spectateurs. Ce procès, cœur du film, constitue une séquence mémorable par son écriture, et notamment les échanges entre Bernard Blier et Francis Blanche, remarquable en procureur, par son rythme, mais aussi par sa portée symbolique. Et ce n'est qu'un début, carLe 7ème juré prend une nouvelle dimension à l'issue de ce procès. Alors que les notables de Pontarlier n'acceptent pas le verdict qui innocente un homme coupable de ne pas leur ressembler, Duval se voit accusé non pas du meurtre qu'il a réellement commis mais d'avoir trahi les siens en prenant ostensiblement la défense de Sautral. Ultime illustration de cette société qui marche sur la tête, on lui rit même au nez lorsqu'il passe aux aveux, démonstration finale de la décadence que filme Lautner puisque nous savons, en tant que spectateurs, que Duval dit vrai.
Cette peinture sociale, c'est évidemment l'occasion pour Lautner de nous offrir une réjouissante galerie de personnages plus veules les uns que les autres, un exercice dans lequel il excelle. On les retrouve dans l'atmosphère rance d'un vieux café qui semble héberger leurs parties de bridge depuis une éternité et qui contraste avec la boîte de nuit dans laquelle sortaient la victime, l'accusé et les jeunes de la ville, baignée dans une sonorité jazzy bien plus moderne. Une atmosphère que réutilisera Lautner dans beaucoup de ses films et qui ne laisse aucun doute sur sa préférence, et donc sur le jugement qu'il porte sur ses personnages. Il sauve toutefois un des notables, d'ailleurs il s'agit de celui qui fréquente les deux lieux, celui du vétérinaire. Impeccablement interprété par cet indispensable second rôle du cinéma français qu'est Maurice Biraud, celui-ci tient un discours radicalement opposé à celui de ses congénères. Presque excessif, mais lucide à la vue des éléments qui nous sont proposés, il condamne l'ensemble de la bonne société, la jugeant coupable, dans son ensemble, du crime commis par Duval - dont il semble d'ailleurs deviner la culpabilité. Il ne fait que peu de doutes que ce personnage est le porte-parole du réalisateur dans le film, Lautner lui laissant régulièrement le dernier mot et nous montrant des faits qui lui donnent raison.
Le 7ème juré est un film profondément sombre, au message particulièrement pessimiste - le final édifiant renforcera ce sentiment - qui semble trancher particulièrement avec les œuvres les plus connues de son réalisateur. L'atmosphère est oppressante, grâce à une esthétique travaillée pour laquelle il faut saluer le travail du fidèle chef opérateur de Lautner, Maurice Fellous, qui crée une véritable ambiance de film noir, mais aussi grâce à une utilisation particulièrement pertinente du son avec ces bruits qui se détachent, notamment celui des cloches que Duval se remet à entendre après son crime, symbole de son réveil. Le propos, lourd, est la condamnation sans appel d'une société sclérosée, et l'on pourrait d'ailleurs presque faire à Georges Lautner le reproche de mener un procès exclusivement à charge, le problème récurrent des films à thèse, si la démonstration n'était pas si fluide, si élégante et si brillamment portée par un casting d'exception. Toutefois, on ne se refait pas, on décèle quelques touches de l'humour décalé typique de la suite de son œuvre, comme lors de la reconstitution de la découverte du corps lorsque le témoin, une vieille fille typiquement Lautnerienne, s'enfuit de peur de manière quasi burlesque. Le mélange entre comique et réalisme est la véritable marque de Georges Lautner, quel qu'en soit le dosage. Le 7ème juré s'impose comme sa face la plus noire, la plus frappante aussi car plus engagé qu'à l'accoutumée, mais on pourrait retrouver, de manière plus ou moins affirmée, cette critique sociale dans nombre de ses œuvres. Les qualités visuelles, rythmiques et narratives qui ont fait ses grands succès sont, elles, communes à tous ses films, et ce sont elles qui font du 7ème juré une réussite formidable qui trône très haut dans une filmographie qui mérite d'être redécouverte. »
Un film donc à voir impérativement… Merci à Arte pour sa programmation hors sentiers battus et valorisant le patrimoine culturel.