Une fois n'est pas coutume, suite au bide cinglant en 1986 de son pourtant formidablement drôle Les aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin, John Carpenter reviendra aux petits budgets avec tour à tour Prince des ténèbres en 1987 et Invasion Los Angeles en 1988 (les deux films ayant été produits pour la modeste somme de... 3 millions de dollars. Si, si, ce fut possible il fut un temps).
Je vais ici m'intéresser au second des deux films, certainement le plus politiquement engagé de toute la filmographie du réalisateur. Welcome to L.A. !
John Nada est un laissé pour compte, à la marge de la société, méprisé pour la liberté qu'il s'octroie et n'appartenant à rien ni personne. Nada est l'archétype cool de l'Homme sans nom, venu de partout ailleurs et de nulle part à la fois. Son nom d'ailleurs Nada se traduit par Rien en espagnol. Débarquant d'une démarche nonchalante, un sac sur le dos, sur un air morriconien, il entre à Los Angeles par la petite porte, traçant son chemin le long d'une voie ferrée. De la nécessité de trouver un endroit où dormir, il échoue dans le bureau d'une assistante sociale méprisante et détachée qui l'envoie balader de sa voix monocorde, mécanique, inhumaine.
Au gré de ses errances dans la Cité que l'on voudrait être celle des Anges, il finit par dégoter un taf mal payé d'ouvrier sur le chantier de construction d'un immeuble de bureaux. Là, il sympathise avec un de ses collègues, Franck , lequel lui propose de venir s'installer temporairement chez lui dans un ghetto misérable en périphérie de la métropole. Leur amitié naissante n'empêche pas Nada de fouiner dans le ghetto et d'y remarquer des choses curieuses comme ces programmes télés régulièrement parasités par une émission à priori clandestine et les allocutions d'un vieil homme dénonçant sur un ton solennel et alarmiste l'hégémonie des puissants envahisseurs ayant infiltrés toutes les strates du système économique et asservissant l'humanité à son insu.
Plus curieux encore, Nada découvre ce qui a tout lieu d'être une organisation terroriste sous couvert d'une association humanitaire dont le QG se trouve être une vieille église dans lequel il s'est introduit. Bientôt découvert, il prend la fuite non sans s'emparer d'une paire de lunettes noires dont les caisses de l'organisation étaient pleines.
Bientôt, en errant dans les rues de Los Angeles, Nada fait une découverte stupéfiante lorsqu'il chausse ses lunettes pour la première fois. La réalité n'est alors plus la même lorsqu'il les porte. D'abord stupéfait voire effrayé, il découvre une toute autre Los Angeles derrière ses verres noires. Certains citoyens d'aspects normaux quand ils les regardent à yeux découverts prennent une apparence hideuse et grotesque lorsqu'il chausse les lunettes de soleil. En outre, lorsqu'il porte lesdites lunettes, les affichages publicitaires de la ville deviennent des messages subliminaux, utilisant l'impératif comme un ordre à l'attention des citoyens humains obéissant sans jamais soupçonner la manipulation dont ils sont l'objet.
"Travaille", "Reproduis-toi", "Fonde une famille", "Consomme plus", "Ceci est ton dieu" ce dernier étant inscrit sur un billet de banque, voilà un petit florilège des différents messages cachés derrière l'illusion de la réalité et le prisme de la publicité inoffensive.
Mais à qui donc profite tous ces messages ? Serait-ce ces créatures étranges aux yeux exorbités et métalliques se fondant dans la foule sous une apparence humaine irréprochable ? Ces mêmes créatures qui semblent peu à peu remarquer les réactions de Nada à leur vue. Qui sont-ils en réalité ?
Au fil de ses pérégrinations, Nada va très vite découvrir leur véritable nature. Ce sont en fait des aliens infiltrés parmi nous depuis longtemps, se cachant sous les traits de politiciens (Carpenter ira jusqu'à faire du président des Etats-Unis himself un alien en l'insérant le temps d'une allocution télévisée) et autres citoyens influents en utilisant les moyens de communications pour faire passer leurs messages subliminaux afin d'asservir l'humanité.
Devant une invasion de cette ampleur, un homme seul ne peut pas grand chose. Nada va pourtant très vite se révolter et prendre les armes, bientôt rejoint dans son combat par de potentiels alliés.
Invasion Los Angeles (They live en V.O.) est de prime abord une pure série B, nanti d'un budget minimaliste qui ne nuit pourtant en rien à la qualité de la réalisation et du scénario. Celui-ci écrit par Carpenter sous un pseudonyme référentiel et s'inspirant librement d'une nouvelle de Ray Faraday Nelson Les Fascinateurs (Eight O'Clock in the Morning), juxtapose à son intrigue science-fictionnelle, une dénonciation virulente de la société d'hyper-consommation et une critique à l'encontre du capitalisme sauvage des années Reagan.
Loin des golden boys des quartiers financiers, Carpenter se tourne vers les prolos et les laissés pour compte et capte l'essence-même de la rue. Cette invasion alien insidieuse, il la présente du point de vue d'un authentique marginal, un déshérité de l'Amérique, issu de la classe ouvrière. Le Los Angeles que découvre celui-ci le fait ainsi passer des faubourgs miséreux de Justiceville aux luxueuses tours de bureaux des quartiers financiers. Carpenter accentuant d'autant plus le contraste et l'incroyable disparité de la Cité des Anges, il prend radicalement le contre-pied de la plupart des oeuvres de cette époque vouée aux yuppies, à leurs gloires et à leurs dérives.
John Nada (interprété par l'ancien catcheur Roddy Pipper) s'inscrit en outre dans la tradition carpenterienne de l'archétype de l'anti-héros, Nada demeurant toutefois nettement plus naïf et moins nihiliste qu'un Snake Plissken. L'idée de filmer l'intrigue en se référant quasiment à son seul point de vue facilite l'identification du spectateur à un personnage dénué de tout background qui plus est. On adopte ainsi le point de vue subjectif de Nada lorsqu'il chausse ses lunettes noires, voyant dès lors le monde en noir et blanc, comme pour accentuer la différence de perceptions (avec ou sans les lunettes) et douter de la réalité de l'une ou de l'autre.
Une toute autre vision du monde qui fait prendre conscience au personnage de l'asservissement du genre humain par les messages subliminaux délivrés par les médias (journaux et télévision) et les accroches publicitaires. Et face à cette invasion sournoise, Nada se révolte en sortant l'artillerie lourde et en tuant plusieurs de ces "faux humains" et ce, dans des lieux publics en plein jour. Abattant ainsi de sang froid plusieurs personnes normales aux yeux des autres humains "normaux", Nada apparaît très vite comme un déséquilibré bientôt confronté aux forces de l'ordre, lesquelles sont quasiment constituées d'aliens. D'où plusieurs fusillades qui s'ensuivent et une course-poursuite faisant de Nada non seulement un fugitif mais un homme condamné par l'oppresseur parce qu'il en sait trop.
La séquence pivot du film d'ailleurs, demeure celle où Nada tente de convaincre par la force son ami Franck de chausser à son tour les lunettes afin de voir la vérité et de le croire, ce que ce dernier refuse obstinément. Cela occasionne un formidable pugilat de sept minutes, prenant des allures de confrontation fraternelle entre le détenteur d'une vérité et celui qui la nie farouchement.
Obtus, enlisé dans ses certitudes et son mode de vie, le personnage de Franck a surtout peur de voir son existence basculer en adoptant le point de vue de Nada. La violence du combat ne vient pas du fait que Franck ne croit pas son ami et le prend pour un fou mais plutôt du déni d'une vérité potentielle, de la volonté de préserver son mode de vie et son aveuglement coûte que coûte. Franck tout aussi positif puisse-t-il être, incarne dans cette scène-là, le refus acharné de l'engagement dans une cause idéologique au profit d'un certain égoïsme.
Nada se découvrira finalement plusieurs alliés dans le combat qu'il mène, s'organisant en réseau de résistance. Il sera également confronté à des traîtres, des vendus, collaborant avec l'ennemi en échange d'un certain confort de vie et d'une position sociale plus avantageuse. Ainsi, un clochard crasseux en début de film devient-il dans le dernier acte un citoyen respectable en costard-cravate et au bras long, parce que passé à la solde des envahisseurs. L'oppresseur, figure majeure du cinéma de Carpenter y est souvent décrit comme une puissance corruptrice, assimilant chacun des protagonistes à sa cause (They live), son culte (Prince des ténèbres) ou même à son métabolisme (The Thing).
Face à une invasion d'envergure mondiale et à ses innombrables ramifications, Nada s'imposera dans un climax ironique et désespéré comme l'ultime espoir de la contestation, contraignant le monde à ouvrir les yeux et à se confronter à ses illusions et à la réalité de l'invasion. Bref, il contraindra l'humanité à se responsabiliser dans une conclusion s'ouvrant à une guerre ou à une collaboration générale potentielle.
Au vu de l'objet et de la virulence de son sous-texte politique, on est en droit de s'interroger quand à la position de Carpenter. Son anti-héros partant en guerre contre le système, fait-il du cinéaste un anarchiste, ou bien un fasciste lorsque Nada sort les armes et abat plusieurs "étrangers" dans la rue ? Mais les victimes aliens de Nada ne sont-elles pas que de vulgaires stéréotypes, symbolisant les nantis carnassiers, les financiers cupides, les politiciens corrompus et certains flics ?
They live serait donc une oeuvre anti-capitaliste et libertaire réalisée par un cinéaste désabusé par le système économique en place, la surconsommation, la course au profit et la perte de tout repère idéologique à l'aune des années Reagan. Allez savoir, faîtes-vous votre propre opinion en visionnant le film si vous ne l'avez pas déjà vu.
Ou attendez simplement le remake en préparation, plusieurs fois repoussé. Mais il y a de grandes chances que celui-ci soit plus frileux et consensuel, très loin du discours frondeur et subversif d'un Carpenter alors au mieux de sa forme.