Soy Cuba est un film de propagande russe, dans la tradition des grands muets de l’ère soviétique, de Dovjenko à Eisenstein. Mais, porté par une audace visuelle rare et une approche plus sensible et poétique que la rhétorique idéologique, le film effraya ses commanditaires et fut censuré. C’est à Scorcese et Coppola, subjugués par les qualités cinématographiques de Soy Cuba, qu’on doit aujourd’hui la redécouverte de cette merveille. Soy Cuba est une œuvre formaliste, dans le sens où le travail sur la forme atteint un tel niveau de maîtrise et de beauté qu’il en devient l’élément central. Le propos devient alors secondaire, sans pour autant être inexistant. Ainsi, certains archétypes du film de propagande, bien que assez rares, sont traités avec une telle virtuosité et une telle franchise, qu’au lieu d’être exaspérants, ils en deviennent universels. A mon sens, nous ne sommes plus ici dans la rhétorique communiste, mais dans une forme d’idéal révolutionnaire utopique : la lutte contre la soumission, le diktat, au nom de la liberté (ce qui fit peur certainement aux dirigeants russes). Pour en revenir aux qualités visuelles, Soy Cuba est une œuvre éblouissante, enchaînant des plans séquences magiques parmi les plus renversants de l’histoire du cinéma, grâce à la mobilité d’une caméra en transe, et à un travail sur la perspective sidérant. Le traitement de la lumière, notamment sur les contre-jours, est hallucinant, comme peuvent en attester ces plans extraordinaires du vieillard dans son champ de cannes à sucre. Kalatozov est également un portraitiste de génie, tant les visages qu’il filme sont emplis d’une humanité d’une sincérité bouleversante. Découpée en 4 épisodes, la structure narrative est elle-aussi révolutionnaire, faisant de la Terre cubaine le personnage central du film. Un chef d’œuvre indispensable, et essentiel au cinéma (le film bouleverse tous nos repères et pose un nouveau jalon dans l’histoire de cet art), réalisé par une équipe en état de grâce.