L'ivre de la jungle.
La fascination émerveillée qu'éprouve le spectateur devant Blissfully Yours est la même que celle qu'il ressent devant Tropical Malady. La différence réside sûrement dans le fait que le Prix du Jury cannois en 2004 est un film beaucoup plus intrigant et mystique, alors que Blissfully Yours joue plus sur une approche physique, et moins sur un aspect cérébral ou mental. Les autres points communs, c'est la segmentation des deux films en parties distinctes, et le fait que dans les deux cas, la dernière partie se situe dans la jungle. Deux chapitres, mais toujours la même approche formelle, rien qui dans la plastique du film et le traitement esthétique ne différencie réellement les parties en question.
Blissfully Yours, dès son ouverture, présente un corps malade. Mais il est inactif, passif plutôt qu'agissant sur le reste. La puissance du film se trouve dans cette manière qu'il a de maintenir un rythme extrêmement lent, d'installer une certaine langueur, pour peu à peu marquer totalement le spectateur, et lui faire ressentir des sensations proches de celles des personnages. Quand les corps s'agitent ( enfin ), que la sensualité s'exprime à l'écran, le spectateur expérimente une sensation rare au cinéma, l'impression d'être en osmose avec les personnages et d'être avec eux dans leur environnement. Pour cela, il aura fallu toute une première partie que certains qualifieront d'ennuyeuse ( on peut les comprendre ) et que d'autres verront les yeux écarquillés et la bouche bée ( on les comprend, et on les applaudit ). C'est qu'il y a une chose d'incroyable qui se joue dans les premières quarante minutes de Blissfully, une audace cinématographique qui donne tout simplement du plaisir au spectateur. Weerasethakul filme ce que très peu de réalisateurs pourraient filmer, soit la quotidienneté, le geste qu'on ne montre pas au cinéma parce qu'il n'est pas " cinégénique ". Le thaïlandais multiplie les plans-séquences pour imprimer ce rythme si particulier au film, fait le choix de montrer des faits et événements qui n'ont rien de particulier puisque dans la vie il y a aussi des faits et des événements qui n'ont rien de particulier. Le cinéma de Weerasethakul, entre autres, c'est un peu comme si le montage en était exclu. En gros, on ne coupe pas les potentielles séquences moins " intéressantes ", on laisse tourner, inlassablement. Plus qu'une direction vers un type de cinéma, ce que fait Weerasethakul ressemble à une redéfinition même du septième art. Le réalisateur thaïlandais réinvente tout, y compris le cinéma du sexe. Les séquences de forêt où les différents couples couchent ensemble seraient pornographiques ailleurs. Ici, il y a une beauté qui émane des scènes de sexe, en même temps qu'une sensualité et une délicatesse éloignées du cinéma X. Et si cette approche inédite est possible, c'est bien sûr parce que toute la première partie a pris son temps, celui d'installer une ambiance posée et d'instaurer un rythme proprement naturaliste.
En une heure de film ( la seconde partie donc ), Blissfully Yours nous plonge dans un état de plénitude absolue. Une heure, aussi peu que ça. Mais on le sait bien, dans la jungle ou ailleurs, il en faut peu pour être heureux...