Il m'aura fallu du temps avant de voir Les Sentiers de la gloire : en première étape, il m'aura surtout fallu me réconcilier avec l'ami Kubrick par le biais de son architectural Shining, que mon inexpérience d'adolescent avait trop longuement rejeté (le jeune de 15 ans que j'étais n'avait pas bien supporté la mise en scène mouvante de son Orange mécanique) en se croyant cinéphile et engagé parce qu'il n'aimait pas l'un des réalisateurs les plus acclamés de l'Histoire.
La surprise en revoyant son adaptation de Stephen King m'aura laissé le cul entre deux chaises : comment revenir sur des années d'erreur de jugements erronés, comment faire repentance et profiter enfin de tout son talent? En visionnant, par exemple, l'un de ses autres classiques (films?) : 2001, Barry Lyndon, Docteur Folamour ou Les Sentiers de la gloire? Il fallait choisir, et le choix se porta évidemment sur le dernier.
Le bon moment trouvé, le film lancé démontrèrent qu'il devint un grand nom en très peu de films. Le but n'étant pas de faire un cours sur le réalisateur, étant donné ma méconnaissance du sujet, avançons seulement qu'il est de ces artistes inimitables qui trouvent une destinée que peu partagent en terme d'accomplissement artistique : la réputation qu'il emporta en trois long-métrages étalés sur à peine trois ans laisse rêveur sur le choc qu'il put provoquer à l'époque.
Choc qu'on ressent dans le déroulé des Sentiers de la gloire, qu'il concerne sa forme ou son fond : véritablement révolutionnaire, il propose une manière entièrement neuve de filmer la guerre, notamment cette Première Guerre Mondiale demeurée, à ce jour encore, très peu représentée sur grand écran (au profit de sa petite mais Grande soeur, la WW2), et dans la violence ultra-réaliste et crue de son grand combat au réalisme hallucinant.
Et de comment il fait monter la tension comme de l'eau en pleine ébullition, traveling virtuose à la lenteur pesante, avant d'envoyer ses soldats au casse-pipe et de ridiculiser une grande partie des oeuvres d'époque par son modernisme, sa violence et son intensité. On se croirait sans mal en pleine guerre aux côtés du charismatique Kirk Douglas, sans jamais pourtant frôler le voyeurisme de certains longs pour lesquels les artifices du spectaculaire font un bon film de guerre.
Parce qu'aussitôt déclarée, la guerre laisse place aux combats en coulisse : les rapports tendus entre Douglas et ses supérieurs se déroulant dans des bureaux magnifiques, au sein de décors d'époque absolument sublimes (ils mettent divinement en avant ses costumes et uniformes au réalisme saisissant), entraînent le spectateur vers un ennemi intérieur à la cruauté mésestimée, et à l'égoïsme n'ayant d'égal que son incompétence.
La beauté des lieux crée à ce sujet un paradoxe intéressant avec le comportement répugnant de ces hautes instances lâches, traitresses, seulement intéressées par leur propre intérêt : le luxe de leur position sociale servirait principalement de masque à leur vraie nature de rapaces qui, si l'on en croit l'Histoire, s'en sorte souvent indemnes en faisant trinquer ceux dont la parole ne compte pas, les petites personnes oubliées, les laissés-pour-compte de l'histoire auxquels Kubrick s'intéresse ici.
Les trois "déserteurs", esprits pragmatiques envoyés dans un jeu de massacre et jetés en pâture à la mort en guise d'exemple, perdent leur statut d'humains dès qu'ils rencontrent ces figures d'autorité : considérés comme traîtres, finalement comme des raclures ne méritant pas de porter l'uniforme, on les détruit pour servir ses propres intérêts, et là où Kubrick aurait pu tomber dans le piège du manichéisme en les présentant comme des tout gentils et leurs adversaires des tout méchants, il n'oublie pas que les accusations peuvent avoir du vrai, et les accusateurs des raisons.
C'est là que se pose le problème de la communication, et de l'interprétation des évènements, au point que les efforts de Kirk Douglas seront perçus, par ces mêmes têtes dirigeantes déjà citées, comme une manière pour Douglas d'assoir son ambition en évinçant son supérieur hiérarchique dans le but de le remplacer. Ainsi, la position sociale et la nature même du métier changent les hommes : Douglas, loin des bureaux et de leurs magouilles, n'aurait jamais pu penser, alors qu'il dirige ses hommes, les envoie à la mort au risque d'y rester lui aussi, de manipuler ses propres troupes afin d'en tirer un profit purement personnel.
Son regard est tourné vers ses hommes, et son attention vers l'horizon du champ de bataille : repos mérité pour le brave colonel, qui termine son chemin à contempler ses hommes touchés par une simple idée qui prend forme devant eux : les allemands, leurs ennemis jurés, peuvent avoir un coeur, être touchants, humains, et porter autre chose à leur vue que la chute sanglante de leurs compagnons d'arme.
Une voix lyrique qui s'envole comme un oisillon léger, par exemple, loin des no man's land putrides et de leur palpable odeur de mort.