Pour Stanley Kubrick, L'Ultime Razzia fut le passeport pour Hollywood, mais c'est son quatrième film qui le fit passer en première classe. La suite logique d'une expérience voyant les talents se combiner sur la page et des deux côtés de la caméra. Partant d'un récit signé Humphrey Cobb, l'adaptation a été confiée aux mains expertes de Jim Thompson, monstre sacré du roman noir et un habitué de Kubrick (les deux ont collaboré sur son précédent long-métrage). Le résultat intéressa l'acteur star Kirk Douglas, suffisamment pour commander quelques réécritures afin d'enrichir son personnage (le colonel Drax). Comme il le fera souvent dans sa carrière, Kubrick chapeauta le travail et y apporta même sa contribution. Un travail conséquent mené en bonne intelligence, heureusement car le réalisateur avait également l'ambition de frapper fort dans la représentation des combats. Si on oublie l'idiot procès en francophobie démarré en 1957 (retardant sa sortie jusqu'à 1975), Les Sentiers de la Gloire est un triomphe à tous les niveaux.
Les personnages sont français, indéniablement. Mais ils auraient pu être allemands, anglais, espagnols, américains, italiens, belges et j'en passe...La vraie cible n'est pas une nation mais des hommes. Pas besoin d'adversaires (nous n'en verrons jamais le bout d'un casque), la guerre est un phénomène aussi destructeur du point de vue biologique ou écologique que du point de vue moral, politique, personnel et collectif. L'intelligence des Sentiers de la Gloire, c'est de mêler deux genres distincts - le film de guerre et le film de procès - puis de les fondre en un seul geste. Qu'on ne s'y trompe pas, l'importance et les dégâts provoqués seront aussi douloureux d'un côté que de l'autre. La bataille nous allons la suivre sur plusieurs niveaux. Sur les champs dévastés, au beau milieu des explosions et des cratères où s'entassent les macchabées. Dans un souci de réalisme, Kubrick pose ses caméras au cœur des charges. De longs travellings latéraux pour témoigner d'un bourbier sans perspectives, les obus stoppant net des centaines d'existences en quelques minutes. L'approche documentaire fournit encore un lot d'images mémorables, dont Spielberg s'inspirera pour Il faut sauver le soldat Ryan.
Le combat fait également sauter les rouages de l'institution militaire. Les plus hauts-gradés sirotent leur verre, se pavanent dans les mondanités en réfléchissant à une belle promotion tandis que les moins décorés (et déclassés) sont sommés de combattre pour mourir, leur sacrifice ne servant qu'à fournir une énième décoration à leur chef . Le temps d'un plan-séquence édifiant, les deux mondes se rencontrent. En résulte un sommet de malaise face au comportement indécent du général Mireau (fantastique George Macready) envers ses troupes, blessées et fatiguées. De manière limpide, le personnage rappelle à quel point la frontière entre la noblesse et la folie est menue. Les idéaux vantés ont beau être les mêmes (justice, patriotisme), ils s'effacent dès que l'égo rentre dans la partie. Au point de renier toute humanité au profit d'une vendetta sanguinaire pour simplement laver un "affront". Nous arrivons sur le terrain politique...
Les notions abstraites ont tendance à s'éclaircir avec la tête de gondole appropriée. Le mépris galopant de Mireau scelle le sort des officiers arriérés. Il ne faut pas oublier que l'avidité s'entretient dès lors qu'on peut y trouver son intérêt. En fin connaisseur des ficelles, le général Boulard est un ventriloque parfaitement irrésistible, l'exemple parfait d'un mal tranquille même sympathique, masqué derrière les politesses d'usage et les sourires en coin. Un écrivain sardonique comme Jim Thompson a dû se faire plaisir avec lui. On peut même y trouver une parenté avec l'incapable et perfide shérif Nick Corey de Pottsville 1280 habitants (publié en 1964) dans cette manière de corrompre sans jamais se mouiller. Flatterie, double-jeu, cynisme et égocentrisme ; la décadence commence avec ça, par petites touches, l'air de rien. Au second degré, c'est hilarant. Mais jamais assez pour nous faire oublier l'horreur d'une élite indigne fonctionnant en vase clos et ne servant que ses propres intérêts.
Un virus dont nous constatons la virulence, alors qu'il infecte les institutions et détricote le tissu social comme moyen de subsistance. Antimilitariste, certes. Mais plus dans une dénonciation de la guerre et de ce qu'elle révèle parmi les hommes. Kubrick, Thompson et Cobb sont bien trop lucides pour occulter les rais de lumière à travers la masse noire. Chose que Les Sentiers de la Gloire représente parfois au sens littéral avec Drax (campé avec brio par K. Douglas) ou dans ce chant final déchirant qui semble agir tel un remède à la sauvagerie ambiante. Il n'est d'ailleurs pas anodin que cet épilogue entonné se pose en contrepoint de l'ouverture martiale. Autre manière de recouper avec l'ambivalence dont le genre humain se constitue. Comme on l'a remarqué avec la morale et les idéaux, l'art peut autant édifier des barrières que dresser un pont entre les individus. En lieu et place d'une attaque sur la France, Stanley Kubrick a concentré ses efforts pour livrer son œuvre la plus humaniste et adresser à la guerre son plus beau geste : un bras d'honneur.