En 1952, quand il débarque au Japon avec sa famille pour y tourner “Fièvre sur Anatahan”, Josef Von sternberg est à la veille de la fin de sa carrière. Il lui reste 17 ans à vivre et plus jamais il ne prendra place derrière une caméra (“Jet Pilot” sorti sur les écrans en 1957 avait en réalité été tourné en 1949, Howard Hugues en conflit avec Sternberg ayant gardé le film en réserve). Après avoir donné des cours sur l’esthétique de ses films à UCLA de 1959 à 1963, il se consacre à l’écriture de ses mémoires (“Souvenirs d’un montreur d’ombres” paru en 1966) et meurt le 22 décembre 1969 à Hollywood, la cité des rêves avec laquelle il aura vécu une relation d’amour/haine tout au long de sa carrière.
Cosmopolite convaincu, Sternberg a toujours entretenu un rapport privilégié avec l’Orient qui inonde visuellement quelques-uns de ses films (“Shanghaï Express”, “Shanghaï Gesture”, “Macao”). En 1936, juste après sa rupture avec la Paramount qui marque la fin de sa collaboration avec Marlène Dietrich, il se rend à Tokyo où ses films sont très populaires. Là-bas, son ami le réalisateur/montagnard Arnold Fanck lui présente le producteur Nagamasa Kawakita avec lequel sont évoqués de possibles projets cinématographiques. Mais l’incursion agressive du Japon en Mandchourie ramène Sternberg à Hollywood. Commencent alors cinq ans d’errance qui voient les films de commande succéder aux films inachevés et aux projets inaboutis. Humiliation surprême, le réalisateur prestigieux se voit confier la mission de jouer les pompiers sur des films en carafe. “Shanghaï Gesture”, film somptueux réalisé en 1941 sous la houlette d’un producteur autrichien indépendant (Arnold Pressburger) sera la seule éclaircie au milieu d’un ciel très sombre. Sternberg est désormais persona non grata au sein des studios.
Après une ultime pige de deux films pour Howard Hugues encore une fois peu concluante, le réalisateur sans illusion sur son avenir hollywoodien a l’idée de prendre à nouveau contact avec Nagamasa Kawakita suite à un article lu à New York sur l’histoire incroyable de soldats japonais ayant vécu reclus sur une petite île de Micronésie (Anatahan) pendant sept ans, refusant de croire à la reddition du Japon survenue le 2 septembre 1945. Cette histoire incroyable qui s’est achevée en 1951 fascine d’autant plus Sternberg qu’avec les trente soldats se trouvait une femme dont la présence avait fini par provoquer des affrontements mortels au sein de la petite communauté. Son aura étant toujours aussi forte au Japon, Sternberg est accueilli à bras ouverts avec l’assurance d’une maîtrise totale sur le film. Pour l’occasion une société de production (Daiwa) est montée dont Sternberg est le quatrième actionnaire aux côtés de Nagamasa Kawakita, Kazuo Takimura et Yoshio Ozawa.
En s’appuyant sur le récit d’un survivant (Michiro Maruyama), Sternberg écrit lui-même le scénario et passe de longs mois à recruter celle qui sera Keiko déjà présente sur l’île avec son compagnon, découverte par hasard par le groupe de soldats et devenant au fil du temps et des tentations qui s’aiguisent “la reine des abeilles” puis “la seule femme du monde”. Comme il avait trouvé Marlène Dietrich à Berlin, Sternberg découvre Hakimi Negishi dans un cabaret, ayant refusé toutes les comédiennes confirmées qui lui ont été présentées. Bien entendu le recours au studio semble aller de soi, Sternberg voulant maîtriser tous les aspects visuels de sa dramaturgie. Un énorme hangar (ancien pavillon d’exposition) est trouvé à Kyoto après le refus de la Toho de prêter ses studios de Tokyo.
Sans doute conscient qu’une telle occasion ne se représentera plus, le réalisateur âgé de 58 ans met toute sa force créatrice dans cet ultime ouvrage. Le résultat est saisissant et unique dans sa forme à l’époque. Le film sera d’ailleurs incompris durant de longues années et mal accueilli tant au Japon qu’en Amérique malgré les retouches qui seront apportées pour le rendre plus accessible. Sternberg captivé par sa création et qui n’aime rien tant que recréer des mondes avec une femme au centre n’a bien sûr pas tenu compte du contexte local dans lequel il évoluait . Le public japonais reprochera en effet au réalisateur d’avoir trahi sa confiance en lui volant un pan de son histoire à travers l’essentialisation de son propos. Un reproche qui se concrétise avec les dialogues des protagonistes rendus presque inaudibles par une voix-off en surplomb créant une distance jugée hors de propos en regard de la cruauté des évènements. Une voix-off américaine qui n’est autre que celle de Sternberg lui-même. Les treize acteurs masculins étant pour l’essentiel issus du théâtre kabuki ne sont juste que des corps en mouvement ayant pour fonction d’illustrer la narration souvent atone mais aussi parfois ironique de Sternberg prenant la place d’un rescapé qui rétrospectivement rend compte tout en tentant d’analyser ce qui s’est passé.
Dans cet énorme hangar devenu l’île de Sternberg, toute la nature humaine se déploie avec au centre une Keiko quelques fois manœuvrière qui quittera l’île au moment où elle comprendra que son destin va lui échapper. Esthétiquement (musique lancinante sublime d’Akira Ifukube) et scénaristiquement tout aussi fascinant que déstabilisant, “Fièvre sur Anatahan” qui était le film préféré de Sternberg résume complètement l’artiste mais sans doute aussi l’homme qu’il était. La solitude et une marginalité teintée d’une certaine dose de masochisme lui étaient assurément plus supportables que devoir en rabattre sur la haute idée qu’il se faisait de lui-même et de son art. Une œuvre unique et indépassable en a résulté.