Le film est déstabilisant en cela qu’il ne suit pas de trajectoire précise. ‘’ Lacombe Lucien ‘’, ce n’est pas l’histoire d’un personnage, c’est l’observation passive mais captivante d’une époque. Situant son film sous l’occupation allemande, Louis Malle décide de s’intéresser à l’autre camp, celui des traîtres, des vaincus, des salauds… des paumés. Lucien Lacombe, le personnage principal, n’est qu’un échantillon de cet univers particulier, mi-fanatisé mi-opportuniste, qui vit au rythme des bulletins mensongers de Radio-Paris et des ordres désespérés de la Kommandantur locale. Son profil n’est pas celui d’un assassin mais celui d’un pauvre bougre en manque de repères (un peu simplet sur les bords) qui cherche maladroitement à se rendre utile et à exister aux yeux des autres. Par malheur, il choisit non seulement le mauvais camp mais aussi le mauvais moment. A chaque instant, on devine que sa chute sera irrémédiable, violente. Scène frappante : lorsqu’un résistant moribond tente de le rappeler à la raison, Lucien préfère lui scotcher les lèvres, creusant ainsi un peu plus sa propre tombe. Car ‘’ Lacombe Lucien ‘’, c’est aussi l’observation minutieuse d’une force noire, abominablement poisseuse et entêtée. Les personnages, qu’ils soient gestapistes ou juifs, paraissent blasés, lucides quant à leur sort. Tous sont en effet condamnés. Et tous paraissent extrêmement conscients de ce qui les attend. Je n’ai pu m’empêcher de dresser un parallèle entre Lucien et Pierre Blaise, son formidable interprète. Les deux hommes ont en commun une bien brève existence et une fulgurance absolue partout où ils passent. Dans le même registre, il convient de ne surtout pas omettre la présence du trop méconnu et fascinant Holger Löwenadler, qui sait visiblement incarner la force du désespoir à lui seul. Il est compréhensible que la critique de 1974 ait été déstabilisée par un tel film, lequel ne reprenait pas les codes habituels et se permettait de dresser un portrait sans fard de la France collaboratrice. Cela valut d’ailleurs à Louis Malle bien des ennuis, le forçant notamment à se réfugier aux États-Unis pour un temps. Mais les années 1970 sont terminées et la France reconnaît désormais ses erreurs. ‘’ Lacombe Lucien ‘’ est un film qui a fait son chemin dans la bibliothèque du cinéphile. Il peut aujourd’hui être considéré comme une œuvre de référence sur la France des années noires. Bien plus qu’un simple récit, déstructuré au possible, c’est également un documentaire à hauteur d’homme. Et une arme formidable pour lutter contre l’amnésie dont certains aiment toujours se prémunir aujourd’hui pour diffuser leurs idées nauséabondes.