Bertrand Tavernier tout comme Patrick Brion avaient pleinement raison quand dès les années 1960, ils contribuèrent à réhabiliter l’œuvre d’Henry Hathaway dont l’aura au sein de la critique française de l’époque n’atteignait pas celle des John Ford, Howard Hawks, Anthony Mann, Raoul Walsh et autres Delmer Daves. Ayant eu le malheur d’avoir déclaré un jour « qu’il acceptait de tourner tout ce qu’on lui proposait », la réputation de yesman docile à la solde des studios n’a plus quitté Hathaway, le reléguant dans la catégorie des excellents techniciens sans affirmation artistique. Pourtant si l’on compte la seule période du cinéma parlant, on peut s’apercevoir que John Ford (77 films en 38 ans de carrière), Howard Hawks (40 films en 41 ans), Anthony Mann (43 films en 29 ans), Raoul Walsh (72 films en 34 ans) et Delmer Daves (31 films en 21 ans) ont mené des carrières souvent autant, voire plus prolifiques que celle qu’Hathaway qui débutant en qualité de réalisateur en 1932 aura tourné 63 films en 41 ans. Difficile donc d’imaginer que Walsh ou Ford n’aient jamais cédé aux injonctions de leur patron de studio. D’autre part l’éclectisme dont a fait preuve Hathaway lui aura permis de réaliser de très bons voir excellents films. « Les trois lanciers du Bengale » (1935), « Peter Ibbetson » (1936), « Le retour du proscrit » (1941), « Le carrefour de la mort » (1947), « Appelez Nord 777 » (1948), « 14 heures » (1951), « Niagara » (1953), « Nevada Smith » (1965) ou « Cent dollars pour un shérif » (1971) auxquels s’ajoute « Le Jardin du diable » (1954) sont autant de pièces maîtresses d’une filmographie de premier plan où le réalisateur réputé pour être un tyran sur ses plateaux aura montré une capacité à tirer le meilleur de tout le matériel mis à sa disposition, des scénarios aux acteurs en passant par les techniciens. Qui regarde encore les films de réalisateurs encensés comme de véritables auteurs tels Jean-Luc Godard, Jacques Rivette ou Éric Rohmer ? Reconnu comme ceux cités plus haut pour ses westerns qui occupent quasiment le tiers de sa filmographie (19 sur 63), Hathaway aura eu recours principalement à trois acteurs. Tout d’abord Randolph Scott pour six films de série tournés dans les années 1930 et surtout John Wayne pour cinq films situés dans la période de l’âge mûr pour les deux hommes. « Le Jardin du diable » est sans doute avec « Le retour du proscrit », « Nevada Smith » et « Cent dollars pour un shérif » son western le plus abouti pourtant incompris à sa sortie car se détachant assez franchement de la facture traditionnelle attendue. Hathaway retrouve Gary Cooper pour leur sixième et dernière collaboration et bizarrement leur seul western en commun. Un western remarquablement écrit par Frank Fenton à partir d’une histoire de Fred Freiberger et William Tunberg qui on l’a évoqué ne s’inscrit pas franchement dans les canons du genre, lorgnant davantage vers l’aventure exotique qu’Hathaway affectionnait particulièrement y ajoutant une touche subtile de fantastique qui donne tout son charme au film. Hormis Gary Cooper, est présent Richard Widmark qu’Hathaway avait fait débuter dans le rôle d’un tueur sadique dans « Le carrefour de la mort » notamment lors d’une scène devenue mythique qui lança la carrière de Widmark alors débutant. Susan Hayward est quant à elle au sommet de sa popularité déjà nominée trois fois pour l’Oscar de la meilleure actrice qu’elle récoltera en 1958 pour « Je veux vire ! » de Robert Wise. Une actrice au caractère bien trempé qu’Hathaway appréciait particulièrement. A l’époque de la ruée vers l’or, trois aventuriers (Gary Cooper, Richard Widmark et Cameron Mitchell) en route pour la Californie échouent avec leur embarcation sur la côte mexicaine en attendant la réparation du navire.
A peine le temps d’admirer la très caliente Rita Moreno effectuant une danse lascive dans un estaminet local que débarque en furie une jeune américaine cherchant des volontaires pour aller secourir son époux coincé sous un rocher au fond d’une mine d’or. Les trois hommes qui ne se connaissent pas et craignant l’oisiveté mais aussi très motivés par l’appât du gain relèvent le défi de se lancer dans un long périple devant les mener dans une région dangereuse nommée « Le jardin du diable » en raison d’une éruption volcanique qui a enseveli un village entier (Nuevo Parangaricutiro au Mexique) devenu sacré, jalousement gardé par des Indiens qui en interdisent l’accès.
Le ton est immédiatement donné par Hathaway qui aidé de son chef opérateur Milton R. Kasner utilise avec maestria pour ce premier western en Cinémascope la splendeur des paysages alternant avec bonheur jungle luxuriante, montagnes imposantes et immensité désertique pour distiller une angoisse sourde qui émane de chaque paysage que traversent les quatre cavaliers. Le tout nimbé de la musique idoine composée par Bernard Herrmann. Sensation étrange et très immersive encore renforcée par le travail scénaristique effectué sur les personnages dont la psychologie se dévoile au fur et à mesure des événements pour déjouer l’impression initiale. Les trois acteurs principaux très complémentaires sont excellents sans jamais avoir recours à la surenchère, se laissant porter par la nature magnifique qui les entoure. Le final magnifique et émouvant mais sans pathos fait dire que ce film d’atmosphère grandiose vaut absolument une redécouverte et si possible accompagnée de la présentation de Bernard Tavernier qui place « Le jardin du diable » très haut. On le comprend.