Alors, évidemment, c'est en noir et blanc et ça plus de cinquante ans... Mais précisément, le cinéma, c'est un ensemble de styles, de préoccupations, de visions des choses qui s'enrichit de décennies en décennies. Peut-être faudrait-il parler de cinéma et de cinéma contemporain? Ce serait prétendre qu'on "faisait mieux avant". Ce n'est pas le but.
Pourquoi ce film-ci, qui raconte l'histoire d'un jeune journaliste "à sensation", son quotidien lardé entre sa vie maritale mouvementée, ses "enquêtes" journalistiques dont il méprise lui-même le sens, ses soirées, ses nuits, ses petits matins dans lesquels il perd son identité, pourquoi s'agit-il d'un chef-d'oeuvre?
Ce ne pourrait se limiter au jeu des acteurs, sensationnel, ou à l'oeil de la caméra, dont la mobilité suit le sujet, tantôt proche et intimiste, tantôt lointaine et comme objectiviste, suivant les scènes, avec une justesse désarmante. Ce ne pourrait se limiter non plus sur un scénario qui semble décousu, au point que la plupart des personnages qui gravitent autour de Marcello disparaissent d'une scène à l'autre. Ce scénario, qui est pourtant d'une précision somme toute remarquable: après tout, si l'on devait être suivi par une caméra, dans notre propre vie, nous ne serions pas non plus suivis par les mêmes personnages d'un jour à l'autre, surtout si nous avions une profession comme la sienne.
Certes, le sujet est un peu démodé, la musique passée, le rythme abstrait, les décors et les lieux disparus aujourd'hui. Pourtant, ils parlent encore, ces endroits: la terrasse du restaurant près de laquelle on se gare den triple file, la plage et son petit restaurant, dans lequel Marcello flirte avec la petite serveuse qui reviendra à la toute fin du film pour tenter de le "sauver", la boîte de nuit où il emmène son père, la maison presque insalubre où il retrouve sa femme, la scène de la nuit finale, grotesque et vide... C'est une Rome multiple, à la limite entre le rêve de Fellini et la réalité toute brute, avec une vision fabuleuse, au centre du film, lorsque l'on retrouve l'épouse de l'écrivain qui vient de se suicider (et a fait bien pire encore), dans le décor d'une banlieue non-finie, parsemée d'immeubles perdus comme des ilôts au milieu de rien, où s'arrête le bus qu'attendent les paparazzi avides d'images intellectuellement obscènes: celles d'une mère et d'une femme qui ne sait pas encore qu'elle a tout perdu et que tente en vain d'abriter de ses collègues un Marcello effondré, mais qui se relèvera dans sa vanité presque aussitôt après.
Et ces cinq dernières minutes... entre la raie géante, dont le regard semble être celui de Dieu, mort, qui juge les fêtards, et la gamine, ange de dernière minute, qui danse légèrement derrière un pathétique bras de mer, facile à franchir, cherchant à agripper le héros de sa déchéance, dans un pauvre sourire qui sait déjà que tout est consommé... Ah! Ce dernier geste de la main de Marcello...
Je comprends que certains s'ennuient: ce film ne s'adresse pas à ceux qui viennent voir un film, mais à ceux qui s'interrogent sur le sens de tout ce que nous faisons sur Terre, puisque Dieu est mort...