Robert Siodmak signe ici son vingt quatrième long métrage, depuis peu chez Universal le réalisateur allemand très influencé par l’expressionnisme de son pays natal ainsi que du cinéma de Orson Welles a pour ambition de proposer un vrai polar noir en 1944 : Phantom Lady, adaptation du roman éponyme de William Irish.
Scott Henderson, un jeune ingénieur, se réfugie dans un bar après une dispute avec son épouse, il y rencontre par hasard une femme ornée d’un chapeau extravagant, cafardeuse elle aussi, ils passent la soirée ensemble bien que cette dernière refuse de divulguer son identité. De retour seul à son domicile l’homme est interpelé par trois policiers lui annonçant la mort de sa femme étranglée avec une de ses cravates, pour se disculper il remonte le fil de sa virée mais les témoins affirment l’avoir vu seul, par faute de preuves jouant en sa faveur et suite à un jugement l’accusant d’affabulation Scott est alors emprisonné. Sa secrétaire Carol, secrètement amoureuse de lui, avec l’aide d’un inspecteur convaincu de son innocence va alors mener l’enquête pour découvrir la réelle identité du meurtrier.
Cette histoire d’apparence classique cache tout de même une part de mystère fort troublant, car au fil du film l’intrigue va évoluer sous différents points d’ancrage, évidemment le premier angle de vue est celui de Scott où nous suivons sa soirée avec la femme au chapeau, donc il est logiquement de notre ressors d’automatiquement le disculper, incapable non plus d’être l’auteur d’une machination tellement il est l'archétype du fringant gentlemen, bien que le risque zéro n’existe véritablement pas. Non, le criminel semble bien avoir agit de sang froid dans l’ombre, mais pourquoi ? Dans quel but ? Qui est cette femme que les gens ne voient pas ? Les pistes sont belles et bien devant nous mais quelle perspective doit on privilégier ? C’est là toute l’efficacité de la première moitié du long métrage car il faut avouer qu’elle a la capacité de captiver d’entrée pour ne pas nous lâcher, nous allons adopter le point de vue de Carol pour poursuivre l’aventure et découvrir de nouveaux indices par le biais de la mise en scène, je retiens surtout une séquence absolument scotchante où la jeune femme suit le barman de son lieu de travail jusque sur le quai de la gare, ce qui laisse place à la plus profonde suspicion, c’est d’ailleurs remarquablement filmé.
Siodmak fait donc preuve d’une maitrise du rythme mais également du cadre, où l’utilisation de l’éclairage est digne de son maitre Welles, tout comme des fulgurances en terme de réalisation avec de légers plans rapprochés sachant appuyer les moments clés, ou du montage invoquant une certaine cadence, j’ai par exemple adoré le passage du concert en sous sol où le personnage de Carol prend toute sa dimension. Ella Raines livre une composition très équivoque et on ne peut plus séduisante, entre sa timidité énamourée face à son patron sous les verrous et à la limite de la désincarnation pour faire tomber les masques, se servant de sa sensualité et de son regard félin jusqu’à l’usure du désir sexuel pour arriver à ses fins et faire cracher le morceau à ce batteur (joué par l’excentrique Elisha Cook Jr), témoin de la virée nocturne de Scott. Carol a donc bien cette stature de femme fatale typique au film noir, mais ce qui la rend encore plus charmante et attendrissante c’est que l’on sait qu’elle arrive à jouer ce rôle dangereux en allant au bout de sa frontière morale sans jamais la dépasser, avec toujours cette parcelle de fragilité, quitte à s’aventurer au plus près d’un terrain miné qu’elle n’osait présager.
Cependant la seconde moitié du film démarre avec le parti pris de nous dévoiler la source principale de l’intrigue, ce qui fait que l’angle de vue change à nouveau pour nous mettre cet élément sous le nez pour le reste du long métrage, comme un épisode de Columbo, et une fois la menace identifiée le piège ne demande qu’a se refermer sur cette pauvre Carol. Après tout ce choix de traitement narratif de la part de Siodmak se défend et justifie une variété de perspectives (trois en tout), mais je trouve ça tout de même dommage car elle enlève une partie de la tension extrême de l’avant dernière séquence, j’avoue qu’elle reste très réussie et extrêmement oppressante, avec notamment ce jeu de portes et de hors champ, mais la surprise aurait pu donner une mesure davantage puissante à cette résolution, elle ne sera au final que partielle pour éclairer ce qui avait encore besoin de l’être. Bien que j’ose penser que même sans cela il aurait été possible que les attitudes trahissent le secret, il me semble que le retour en voiture donne de sacrés indices, puis la toute dernière scène ne m’a pas hyper convaincu car l’aspect romance qui borde le récit est ici expédié de manière un peu froide, évasive et sans réelle passion.
Phantom Lady reste un film noir tout à fait intéressant et captivant où Siodmak distille une ambiance sombre et envoutante pour bifurquer vers un guet-apens pesant bien qu’un tantinet (volontairement) attendu, d’un esthétisme superbe et d’une technique affutée avec une actrice principale au capital séduction irrésistible ainsi que des seconds rôles remarquables.