Sidney Lumet fut sans aucun doute l’un des plus grands réalisateurs américains des années 1960 à 1990. Né dans le monde du spectacle car fils d’acteurs juifs émigrés à New-York, il commence encore enfant une brève carrière d’acteur. Mais assez rapidement, il migrera vers la vocation de metteur en scène qui allait être la sienne. C’est tout d’abord à Broadway qu’il s’illustre puis à la télévision où il est très apprécié pour sa capacité à diriger les acteurs. Le cinéma l’absorbe en 1958 pour l’adaptation d’une pièce de théâtre de Reginald Rose, « Douze hommes en colère » qui remporte un très solide succès critique lui apportant trois nominations pour les Oscars dont celles prestigieuses de meilleur film et de meilleur réalisateur. Il continue sur la même voie en vogue à l’époque, se faisant le spécialiste de l’adaptation d’œuvres littéraires notamment de pièces de théâtre. Ce ne sera qu’à partir de sa rencontre avec Sean Connery en 1965 (« La colline des hommes perdus ») suivie en 1975 de celle avec Al Pacino (« Un après-midi de chien ») que Lumet, sans pour autant oublier les adaptations littéraires, alterne avec succès films policiers et films de prétoire dénonçant la corruption qui mine les grandes institutions régaliennes de son pays. Sans doute, la partie la plus intéressante, originale et personnelle de son œuvre. En 1962, « Long voyage vers la nuit », son sixième long métrage, est la transposition intégrale de la pièce autobiographique du grand écrivain Eugène O’Neill. Huis clos étouffant se déroulant dans la maison de campagne de James Tyrone (Ralph Richardson), acteur de théâtre renommé, le film observe avec minutie et sans détour le père, sa femme (Katharine Hepburn) et leurs deux fils (Jason Robards et Dean Stockwell) se déchirer par une chaude nuit d’été de l’an 1912. Très fidèle à la pièce, le film pourra paraître statique hormis quelques très rares scènes d’extérieur qui ne mènent guère plus loin que le jardin qui entoure la maison au bord de l’eau. Sidney Lumet se concentre presque exclusivement sur la prestation des quatre magnifiques acteurs qui l’entourent, s’efforçant sous sa direction de coller au plus près du propos intime d’Eugène O’Neill (1941). Le contexte général de cette famille dysfonctionnelle est tout d’abord introduit avec la présence simultanée à l’écran des quatre protagonistes. C’est ensuite par le jeu de divers assemblages en duo ou en trio que s’éclairent les différents points de vue et interactions. Une manière sans doute un peu pesante mais très didactique de rappeler qu’au sein d’une même famille les événements sont vécus et ressentis de manières parfois très différentes par chacun des membres qui la composent. La souffrance de chacun est à fleur de peau durant les trois heures que dure cette mise à nu, exposant tour à tour angoisses, culpabilités, renoncements, regrets et frustrations égotiques mais aussi les rancœurs qui n’ont jamais pu être surmontées.
Le nœud gordien de cette joute oratoire délivrée dans une langue des plus châtiées qui pourra aujourd’hui paraître désuète, semble bien être Mary Tyrone, épouse un peu fantasque qui s’est toujours pensée sacrifiée et qui pour supporter un deuxième accouchement mettant définitivement fin à ses ambitions artistiques, s’est réfugiée dans la drogue, victime d’une addiction dont elle ne s’est jamais délivré
e. Exercice de style éprouvant et difficile d’accès, forcément périlleux que Sidney Lumet est parvenu à maîtriser, menant Katharine Hepburn et Ralph Richardson, Jason Robards et Dean Stockwell à l’obtention un prix d’interprétation collectif à Cannes en 1962. Pour ceux qui veulent découvrir la foisonnante et passionnante filmographie de Sidney Lumet mieux vaut sans doute l’aborder par sa face moins ardue constituée des films avec Sean Connery, tous les trois captivants dans des registres différents.