Des six films policiers que Jean-Pierre Melville a réalisé, « Un flic » devenu son œuvre testamentaire, le réalisateur mourant peu de temps après la sortie du film, est sans doute aujourd’hui le plus mal aimé, jugé comme le témoin de l’épuisement d’une démarche artistique à bout de souffle dont au final il révélerait une certaine vacuité que l’on sentait peut-être déjà poindre selon certains dès « Le cercle rouge » (1970). Ereinté par la critique, le bravache mais aussi très angoissé réalisateur au stetson et aux lunettes noires finira par rendre les armes, le nez dans son assiette un après-midi d’août 1973 terrassé par une attaque cérébrale alors qu’il dînait avec son ami Philippe Labro au restaurant de l’Hôtel PLM Saint-Jacques (Paris XIVème). Jean-Pierre Melville nourri par le travail de ses glorieux aînés américains comme Siodmak, Wilder, Ford ou Huston (il était obsédé par « La lettre du Kremlin ») affirmait vouloir « faire des films américains en France ». Pas sûr que sa démarche ait été réellement comprise dans son propre pays encore sous l’influence gaullienne et toujours enclin à dénigrer ce qui vient d’Outre-Atlantique. Pourtant cette lente digestion de tout un univers cinématographique avait donné au réalisateur un style propre visant à l’épure narrative et visuelle qui est aujourd’hui vénéré et copié par des cinéastes de tous pays se revendiquant de l’héritage melvillien (Alain Corneau, Jim Jarmush, Quentin Tarentino, John Woo, Johnny To). Melville réinvente le film policier français dont des cinéastes comme Jacques Becker, Gilles Grangier, Henri Decoin ou Jean Delannoy avaient dressé les codes à compter du mitan des années 1950. Avec le recours à des dialoguistes au langage fleuri comme Michel Audiard, Albert Simonin ou Alphonse Boudard c’est une vision pittoresque, nostalgique et très fantasmée du milieu qui s’imprime du durablement dans l’esprit du spectateur à travers l’imposante figure tutélaire de Jean Gabin tour à tour flic ou voyou. La psychologie des personnages de ce cinéma très codifié donne presque toujours une justification à leurs actes les plus répréhensibles comme la trahison du fameux code d’honneur des voyous le plus souvent provoquée par le cœur d’artichaut d’un caïd sur le retour d’âge. Rien de tout cela chez Melville dont les ressorts psychologiques des intrigues sont certes présents mais peu mis en avant. Ce qui fascine le réalisateur du « Doulos » et du «Samouraï » c’est la présence constante de la mort auprès de ces hommes qui de quelque côté de la barrière qu’ils se trouvent savent qu’elle les attend à chaque tournant. Cette obsession de la mort provient-elle du fait que Melville se pressentait une fin assez précoce ? Dès lors les intrigues deviennent secondaires et tout le folklore qui enjolive les mœurs du milieu encombrant. C’est pourquoi Melville qui écrit la majeure partie de ses scénarios, nous délivre des films quasi mutiques où l’allure féline et marmoréenne d’Alain Delon fait merveille. Les hommes qui ne sont en réalité que des morts en sursis n’existent qu’à travers leur fonction au sein de cet univers inconnu du commun des mortels où l’on est soit flic soit voyou. Toute l’esthétique choisie par Melville est la déclinaison de ce tropisme, poussé à son paroxysme dans « Un flic » . Par une entame splendide où à la veille de Noël quatre malfrats cambriolent une agence bancaire dans une station estivale désertée et battue par les vents (Saint-Jean-de-Monts), Melville donne le ton.
La belle américaine qui les ramène sur Paris comporte déjà un mourant. Le compte à rebours est donc commencé
. Le commissaire Edouard Coleman (Alain Delon) flic désincarné, sorte de copie à front renversé de Jef Costello le tueur à gages solitaire du « Samouraï » par une phrase lourde de sens prononcée dès son apparition nous résume la duplicité de sa fonction : "Ma tâche quotidienne commençait juste avant la nuit. Mais c'était beaucoup plus tard quand la ville s'endormait qu'il m'était donné de pouvoir l'accomplir". Une autre obsession de Melville que l’interchangeabilité des rôles dans ce théâtre nô où les masques sont représentés par la fixité des expressions et des regards que le réalisateur demande à ses comédiens. Du « Doulos » à « Un flic » en passant par « Le deuxième souffle » ou « Le cercle rouge » est disséqué ce rapport trouble, quasi incestueux entre pègre et gendarmes par lequel tout finit immanquablement par se dénouer. C’est bien en misant sur ses fréquentations nocturnes au contact d'un travesti que le commissaire Coleman chez qui Melville laisse entrevoir furtivement une ambivalence sexuelle, pourra finir d’accomplir sa tâche quotidienne comme il l’a dit en décrivant sa fonction dans l'incipit (cf. plus haut). Ce ballet mortuaire somptueusement chorégraphié où la femme (Catherine Deneuve) souvent accessoire chez Melville se mue bizarrement en meurtrière se trouve malheureusement un peu ralenti et altéré par une scène d’action assez maladroite et surtout trop longue où Melville entend montrer qu’il peut rivaliser avec Henri Verneuil le seul adversaire de taille qu’il se reconnaissait dans le cinéma français. « Le Casse » ayant fait un triomphe,
l’homme de studio qu’était Melville entreprend de filmer un hold-up spectaculaire à bord du Paris-Lisbonne survolé par un hélicoptère. Les maquettes de train trop visibles font piètre figure
, montrant la vanité qui pouvait parfois emporter le réalisateur sur des sentiers pentus qu’il n’était pas apte à gravir. Cette petite faute de goût mise à part, « Un flic » s’avère la conclusion réussie d’un cycle qui aurait sans doute conduit Melville sur d’autres voies s’il n’avait pas eu la mauvaise idée de déserter si tôt les plateaux. Grand enfant sous le stetson et derrière les lunettes noires, il est amusant de se rappeler que Melville distribuait sur le plateau d’ « Un flic » des bons et des mauvais points selon un code couleur au grand dam des acteurs américains qu’il avait conviés sur le plateau (Richard Crenna et Michael Conrad).