A voir ou à revoir "L'argent des autres" primé des Césars du meilleur film et du meilleur réalisateur en 1979, on se demande comment un réalisateur aussi original et talentueux que Christian de Chalonge a pu disparaître des écrans depuis quinze ans, limitant son activité à la mise en scène de téléfilms. Avec Pierre Dumayet son complice à l'écriture du scénario, ils se sont saisis du scandale de la Garantie foncière qui à l'aube des années 70 avait secoué la France des petits épargnants, mettant une fois de plus à jour la collusion parfois fâcheuse entre les banques, la politique et le monde des affaires pour gruger les masses silencieuses. Selon le bon principe de la cavalerie nommé pudiquement "système de Ponzi", un affairiste véreux, Robert Frenkel avait monté sur fond de rente immobilière une escroquerie de grande ampleur mettant en cause un député éminent de la majorité (André Rives-Henrÿs). De Chalonge très attiré par le fantastique et l'esthétique expressionniste profite de l'occasion pour donner sa vision très personnelle du monde de la finance et de l’entreprise en général. La hiérarchie très pyramidale du monde de la banque se caractérise par un sens du secret et un dédain pour les échelons directement inférieurs de plus en plus affirmé au fur et à mesure que l’on se rapproche du sommet. Henri Rainier (Jean-Louis Trintignant) est l'obscur fondé de pouvoir d'une grande banque qui a été choisi comme fusible par le comité de direction pour tenter de calmer un moment les autorités de régulation qui viennent de flairer une fraude à grande échelle. De Chalonge nous le présente alors qu’il a rejoint le troupeau des cadres demandeurs d’emploi, obligés de livrer en pâture leur intimité à des cabinets de recrutements déshumanisés au possible dont la mission est de faire tomber les dernières défenses de bons soldats affaiblis dont seulement quelques uns pourront repartir au front. Par son intermédiaire, tout au long de son parcours sinueux en flashback le faisant passer de l'abattement du candide à la soif de revanche incontrôlée, le réalisateur nous dépeint les mœurs bizarres et cruelles de ces grands dirigeants qui vivent reclus derrière les murs épais des immeubles haussmanniens cossus où ils ont élu leurs sièges sociaux. La même année Jacques Rouffio avec "Le sucre" avait lui aussi dénoncé l'argent roi sur le mode du pamphlet vitriolé, choisissant via Jean Carmet de moquer le petit épargnant imprudent pour l'inciter à se rebeller face aux aigrefins de tous poils qui ne rêvent que de le tondre. De Chalonge s'il en vient par moment sur le terrain de la comédie avec le personnage haut en couleur joué par Claude Brasseur, sorte de Bernard Tapie d'avant l'heure, sa mise en scène glaciale flirtant avec les ambiances macabres du "Nosferatu" de Murnau (1921) évoque plutôt de manière inquiétante et malfaisante le cynisme froid, les trahisons et l'appât du gain qui régissent l'univers de ceux qui tiennent les manettes. La musique spectrale de Patrice Mestral concourt parfaitement à l'étouffement qui parfois nous saisit face à tant de réalisme. Si Jean-Louis Trintignant est parfait dans le rôle du rouage qui prend conscience avec effroi de son aveuglement hypocrite, il est magistralement épaulé par un casting de haut vol au premier rang duquel Michel Serrault imprime son autorité ambigüe qui donne le là à tout le film. Quelle ductilité de jeu quand on pense qu'au même moment il tournait "La cage aux folles" de Molinaro! Derrière lui, les Perrot, Brasseur, Orsini ou Deneuve sont bien sûr au diapason de cette sarabande mortifère. Pessimistes et désillusionnés jusqu'au bout, Dumayet et De Chalonge nous infligent une fin en trompe l'oeil, proposant un Rainier devenu rapace à son tour ou au contraire demeurant une incurable victime. Avec la présence de la frêle mais déterminée Juliet Berto, on notera le clin d'œil amusant à la toute jeune Arlette Laguiller, candidate pour la première fois à l'élection présidentielle en 1974, ancienne syndicaliste au Crédit Lyonnais. Assurément un grand film envoûtant et inquiétant à glacer le sang qui mérite une redécouverte urgente.