Complètement apolitique, le chef-d'oeuvre de Jean-Pierre Melville se concentre, armé d'une crédibilité totale (Melville et Joseph Kessel, dont il adapte un roman, s'inspirent de leur propre passé) sur le quotidien des résistants pour inonder l'écran de son essence dramatique, sans se soucier de ses raisons ni en dresser un panégyrique. Parce qu'ils vivent dans la peur, qui a tout obscurci, les résistants semblent n'avoir ni passé ni avenir, parce que celui-ci peut à chaque instant être abrégé par une arrestation, et parce que de celui-là, ils ont oublié jusqu'à la ferveur et la force des idéaux qu'il leur a insufflé et qui les ont amenés là où ils en sont. Isolés même au sein de leur réseau (si la solidarité existe, elle est ternie par le spectre d'une possible trahison), ils sont devenus des ombres. Ce qui donne toute sa mélancolie au film, c'est bien que la France occupée y est évidemment ramenée à la nuit, et que les ombres du titre finissent inévitablement par s'y diluer, être aspirées par la noirceur même de ce qu'elles veulent combattre. Lutter contre une force trop grande pour que l'espoir de la vaincre soit ferme n'est jamais aussi dur que quand il faut le faire dans l'anonymat, allant de petite victoire en grande défaite, en voyant grandir en soi l'impression que le jour, bientôt, ne pourra plus se lever. Tout entière balayée par un abattement grandissant, L'Armée des Ombres jouit de la mise en scène ultra épurée de Melville, qui met plus que jamais en images la banalité des gestes, la tension immense qui découle de choses pourtant minuscules au regard de l'effort qu'il faudra consentir pour arracher la victoire. Rendus à leur petitesse dans un monde complètement inhumain, les résistants pourraient être les personnages du Voyage de Louis-Ferdinand Céline, à ceci près qu'ils n'ont pas même la possibilité de s'adonner à la haine ou à la lâcheté comme voie libératrice. Jamais vraiment reprochée avec insistance à l'occupant (les tortures sont laissées hors-champ, la scène sadique du film est jouée de façon très placide et sans en rajouter par les acteurs allemands, comme s'ils s'acquittaient d'un insensé devoir de faire souffrir), la peur ambiante fait l'effet languissant et brumeux d'être inscrit dans l'air. Comme si le Monde lui-même basculait dans la tristesse, et que c'était à ces hommes et ces femmes pourtant privés d'idéal de le rendre vivable, à défaut de pouvoir croire encore à sa beauté. Accablant, sans jamais trop en faire, L'Armée des Ombres signe la mort de tout idéalisme et salue un combat mené sans trop savoir pourquoi, sous l'impulsion d'un sentiment de devoir trop flou pour pouvoir insuffler une force qu'il faudra aller chercher en soi-même. Une bougie allumée, à travers la nuit noire et sans visage, et un des plus grands classiques hexagonaux du siècle passé.