Sorti en juin 1929, Blackmail (Chantage en français), réalisé au Royaume-Uni, a pour intérêt notable d’être le tout premier film parlant d’Alfred Hitchcock.
L’histoire débute par la routine de travail de Franck, un jeune policier, qui retrouve à l’issue de sa journée sa petite amie Alice. Ensemble ils se rendent dans un restaurant, où celle-ci lui fait une infidélité pour partir avec un autre homme qu’elle connaît déjà visiblement. Elle accepte de suivre ce dernier à son atelier, où il tentera, après l’échec d’un jeu de séduction, d’abuser d’elle. La jeune femme se débat et le poignarde à mort, avant de s’enfuir. Franck, dépêché sur la scène du meurtre, identifie le gant de sa bien-aimée et ne comprend que trop bien l’identité de la criminelle. Il retrouve celle-ci au domicile familial, totalement atone face aux clients de la boutique de son père qui n’ont de cesse de commenter le meurtre. Alice s’apprête à tout lui raconter, lorsqu’un nouveau client se présente à la boutique, qui fait comprendre rapidement au couple qu’il connaît l’auteure du meurtre. Le couple, sous la pression de la menace de dénonciation, cède à son chantage pour que ce tiers ne raconte rien : cigare offert, invitation à manger dans le domicile familial… Mais Franck apprend rapidement le passé criminel du maître chanteur ; avec assurance il trouble ce dernier sur le fait que sa situation d’ancien prisonnier discrédite sa parole et pourrait l’accuser lui-même du meurtre. A l’arrivée des policiers, le maître chanteur s’enfuit, et trouvera la mort après une course-poursuite, en traversant les verrières d’un musée. Pendant ce temps, culpabilisant sur la possibilité de faire accuser un innocent à tort, Alice se rend au commissariat pour se dénoncer. Franck l’intercepte juste avant son aveu auprès du commissaire, lui annonçant la mort du maître chanteur et le fait qu’il a été incriminé comme l’auteur du meurtre initial. La fin est trouble : alors qu’au début du film Alice rit aux éclats aux blagues d’un policier affecté à l’entrée du commissariat, ici elle affecte auprès du même fonctionnaire un rire non convaincant face à ses nouvelles plaisanteries ; la liberté qui lui est assurée n’efface pas le poids d’une culpabilité dont elle sera définitivement prisonnière…
Sur le fond, Hitchcock évite l’écueil du manichéisme que l’on retrouve régulièrement dans ses films postérieurs, notamment les plus connus. Comme dans Manxman, nul n’est foncièrement bon ou mauvais. La meurtrière est une victime d’une tentative de viol puis d’un chantage. Le maître-chanteur lui-même, jubilant de son nouveau pouvoir, redevient faible quand Franck lui révèle son passé condamnable, trouve la mort, et endossera la responsabilité d’un crime qu’il n’a pas commis. Sur la forme, Hitchock égrène quelques scènes humoristiques, comme le témoignage de la concierge du peintre, décrivant celui qui tournait autour du peintre comme « ni blond ni brun… un peu les deux ».
Comme un pied de nez au fait que le film soit sa première œuvre parlante, Hitchcock donnera une réelle puissance à la scène du meurtre par un contraste saisissant entre les cris de la jeune femme et le silence implacable (« silence de mort ») qui s’ensuit . Le silence sera également génialement exploité au moment de la découverte du gant féminin à l’atelier de la victime : les paroles des deux autres policiers présents dans la pièce s’évanouissent pour laisser place à la réflexion et au trouble intérieur du petit ami de la meurtrière. A contrario, la scène où Alice se change dans sa chambre est assourdissante, avec cet oiseau en cage qui piaille du début à la fin, présageant les commérages du quartier qui vont l’envelopper mentalement. Egalement, Hitchcock se joue de la nouvelle compétence technique offerte par le son : le flot de paroles débité par une cliente sur le meurtre se mue en barbarismes dont seul le terme « knife » (couteau) sort à de multiples reprises, illustrant l’intériorité du trouble d’Alice, qui en laissera un couteau s’échapper des mains. Ce procédé fait d’ailleurs suite à des effets visuels précédemment utilisés : le mouvement d’un shaker en néons lumineux prend la forme d’un poignard que l’on plante (la scène de la douche de Psychose y sera peut-être d’ailleurs un clin d’œil), où le bras pendant d’un sans-abri ramènera à celui du peintre tué.
A titre d’anecdotes, Chantage a d’abord été tourné dans une première version en muet. Il était prévu initialement que la scène de début sur la routine de la police soit reproduite à la fin du film, mais avec cette fois l’arrestation de la jeune femme. Et pour ceux qui le visionnent en langue originale, la voix d’Alice n’est pas celle de l’actrice Anny Ondra, mais d’une doublure, Anny devant comme beaucoup de stars du muet renoncer à sa carrière ou se concentrer dans les productions de sa langue natale.
Chantage est un bon film hitchcockien, exploitant plus que dans ses films antérieurs un suspens inquiétant qui sera sa marque de fabrique. De même, l’inconfort suscité chez le spectateur, aussi bien par certains procédés techniques que par (l’absence de) morale de l’histoire, est à son comble lorsqu’une peinture d’un fou pointant du doigt celui qui le regarde, apparaît à divers moments du films, pointant aussi bien la culpabilité d’Alice que la complicité immorale du spectateur.