Jean-Luc Godard doit faire un film sur Lausanne. Ca s’appellera «Lettre à Freddy Buache, A propos d’un film sur la ville de Lausanne» (Suisse, 1981). Lorsque Godard est soumis à l’objet de commande, comme un cinéaste américain peut-être assujetti à l’ordre d’un studio, il en résulte une œuvre abstraite, où se confond dans le même temps les courbes de la ville, comme les galbes d’une femme, et leur création, leur distorsion, leur mise en place. Godard se détourne de l’objet de la commande, il refuse de se plier à l’illustration à laquelle l’invite cette demande de la ville de Lausanne. Il préfère, plutôt que de réalisation un film sur Lausanne, réaliser une œuvre de Lausanne, traduisant son identité graphique et ontologique (si tant est qu’une ville peut avoir une essence). En même temps qu’il met en cinéma les composantes dynamiques de Lausanne, Godard révèle son travail, la difficulté de faire cinéma, de produire du flux de la multiplicité, le paradoxe auquel se confronte le monteur qui doit créer de l’unité à partir d’une multitude de plans. La voix off du cinéaste s’arrête, repart, redit, et bafouille. Traduction linguistique de l’exercice de montage qui, de même, arrête l’image, la met en route, la refait défiler, par à-coups. Cette lettre-film préfigure un des chef-d’œuvres monstrueux du cinéaste : «Histoire(s) du cinéma». En ayant conscience de désobéir à l’ordre de ses commanditaires, Godard affirme sa place de franc-tireur, souligne sa position de cinéaste marginal et en joue, se met en scène, assume son potentiel ridicule, et de ce fait, le désinhibe entièrement. En s’adressant à un des plus grands cinéphiles européens, Freddy Buache, Godard met en scène, un dialogue entre Lausanne, lui-même cinéaste et son ami cinéphile. Cette circulation des voix au sein d’un film fluctuant, où la caméra, comme dans les rues de Lausanne, ne cesse de former des montées et des descentes, donne à la lettre sa poésie et sa simple fougue.