Peut-être les films comme celui-ci traduisent-ils une inquiétude très « XXIe siècle » ; toujours est-il que si des historiens du futur se penchent sur "Le Temps du loup", ils le rapprocheront sans doute de "La Route" (John Hillcoat, 2009) : même atmosphère post-apocalyptique – l'apocalypse a eu lieu avant le début du film –, même absence d'explications, mêmes couleurs ternes. Cela dit, on retrouve dans "Le Temps du loup" les thèmes récurrents du cinéma de Haneke : la violence qui couve et qui peut brutalement exploser, la question des limites de l'humanité, celle de la communication impossible – feu sous la cendre, froideur, inhumanité : on y reviendra. Les amateurs de lenteur, de scènes interrompues brusquement et de personnages nommés Georges, Anne, Eva et Ben ne seront pas dépaysés non plus. Comme souvent, le cinéaste montre un plan en coupe d'une micro-société – mais cette micro-société symbolise l'humanité en général. On peut ainsi voir "Le Temps du loup" comme une métaphore de l'incapacité des bourgeois (et en particulier des bourgeois adultes) à s'adapter à la survie dans une société privée de tout confort. On peut aussi y voir une illustration des rapports conflictuels que l'adolescence d'un de ses membres peut faire naître dans une famille. (À mon avis, pas l'aspect le plus intéressant du film, soit dit en passant.) On peut y lire une analyse des rapports de pouvoir dans un groupe d'humains. On peut encore prendre le film comme une mise en garde écologique.
Cette richesse des interprétations naît évidemment de la richesse des questions que pose "Le Temps du loup". (Pêle-mêle : Que s'est-il passé avant le début du film ? À quelle époque se passe l'histoire ? Qu'est-ce que cette histoire de
« justes »
?
Qu'est-il arrivé à Ben pendant la première nuit pour qu'il reste muet jusqu'à la fin du film
? Pourquoi cherche-t-il finalement à
s'immoler par le feu
? À quoi riment les paroles de l'homme qui
le console à la fin du film
? Le dernier plan est-il
filmé depuis un train qui arrivé, un train qui part, et combien de temps après (voire avant) la dernière scène
?) Comme d'habitude, Haneke compte sur le spectateur pour trouver les réponses – et n'hésite pas pour cela à le prendre à partie, de façon réussie (je pense aux dix premières minutes
: un générique épuré au possible puis une première scène qui fera sursauter deux fois ceux qui n'ont pas lu l'argument
) ou plus gratuitement (
la scène de l'enterrement, vraiment longue, ou encore celle où un cheval est abattu, trop tape-à-l'œil à mon goût
). "La Route" avait beau être un film réussi, il malmenait moins le spectateur, jouait davantage sur les sentiments (la relation père-fils, la transmission des valeurs, etc.) et n'engendrait donc pas des questions si nombreuses et si riches.
Car "Le Temps du loup", comme presque tous les films de Haneke, est un film de cinéaste, pas un film de costumier ou de décorateur, pas un film de scénariste, pas un film de cascadeur, mais pas non plus un film de comédiens. De ce point de vue-là, évidemment, la distribution est prestigieuse, et la direction d'acteurs réussie, mais aucun des acteurs (Isabelle Huppert y compris) ne crève réellement l'écran. Tous jouent bien, c'est vrai, mais donnent aussi l'impression d'interpréter une partition dans laquelle ils ne sont pour rien, et qui les écrase. Haneke sait tellement ce qu'il veut, qu'à la rigueur certains rôles seraient aussi bien tenus par des chimpanzés bien dressés. De là un côté froid et inhumain, mais cette fois je ne suis pas sûr que cette froideur et cette humanité-là soient pour servir le film.