"T-WO-MEN est une de ces œuvres, comparable aux films d'Harry Smith ou de Peter Kubelka et, dans la littérature, aux textes de Roussel, Joyce ou Ricardou, dont la texture intime résulte d'intentions si multiples et d'un travail si minutieux qu'elle reste impossible à percevoir à première et même à seconde vue. Le critique le plus perspicace n'est pas mieux armé ici que le spectateur distrait: en vérité, il ne s'agit plus même de perspicacité, mais de seuil de perception. Inévitablement invisibles dans les conditions normales d'une projection, les inventions, ruses, accords, analogies, voulus par l'auteur ne sont accessibles qu'à qui peut analyser le film photogramme par photogramme - c'est-à-dire pellicule en main ou visionneuse sous les yeux -, et nanti, de surcroît, des avertissements, modes d'emploi ou posologies fournies par l'auteur.
Dans ces conditions, il y a deux éventualités: ou l'oeuvre tire son principal intérêt de ses dessous complexes et invisibles et dès lors qui les pourrait mieux dévoiler que l'auteur lui-même? C'est, dans les lettres, Roussel écrivant Comment j'ai écrit certains de mes livres ou Ricardou révélant, dans son fascicule sur le Nouveau Roman, les arcanes de sa Prise de Constantinople (1964). Voici l'oeuvre devenue kabale et les auteurs (que de telles cachotteries sont du reste parfois les seuls à amuser) changés en autodécrypteurs gourmands. Le critique est ici inutile. Ou bien l'essentiel du livre ou du film, comme l'être selon Sartre, est dans ce qu'il paraît et le critique, de nouveau, peut être de quelque utilité, qui nous dit comment il le voit (et qu'importe si c'est ou non ainsi que le prévoyait l'auteur). Les grandes œuvres sont peut-être celles qui permettent conjointement ces deux visions.
On peut dire que c'est le cas de T-WO-MEN. Ce film de quatre-vingt-dix minutes en cinq parties successivement annoncées par un numéro, porte en soustitre une question: «Que s'est-il donc passé entre les images?». On reconnaît là cette insistance sur l'opération du montage conçu comme jeu de rapprochements et d'éloignements, d'analogies et de différences (qu'il faudrait pour le coup, écrire derridiennement avec un «a»), qui hante à des titres divers certains textes d'Eisenstein, de Dziga Vertov, de Pasolini («Théorie des collures»), ou les films de Kubelka. En tel ou tel de ses moments, le film explore les modes possibles de ce jeu et fait allusion à l'une ou à l'autre des grandes étapes de l'histoire du montage (et du cinéma) selon Nekes (1 - Méliès: degré zéro ou presque zéro : le plus souvent, la caméra filme une unique scène de théâtre ; unité de lieu et de temps. 2 - Edwin Porter: le montage met bout à bout des vues correspondant à des moments et à des lieux différents. 3 - Eisenstein: même principe, mais formant figure: métaphore, notamment. 4 - Kubelka: le montage est déterminé par des analogies qui portent sur deux photogrammes successifs appartenant chacun à un plan différent, et donc sur des portions de 1/12e de seconde. 5 - Nekes: cette fois, le principe est celui d'un petit jouet inventé vers 1820: le thaumatrope, sorte de médaille pouvant pivoter très vite sur un axe de sorte que l'image pile finisse par se «superposer» à l'image face et par exemple l'oiseau gravé au verso «entrer» dans la cage gravée au recto.
Il est plaisant de se rappeler que c'est à une image du même type que recourt Saussure pour expliquer l'indissociable liaison du signifiant et du signifié dans le signe linguistique... C'est ce principe que le titre du film veut évoquer, corrmie si le mot «two», rabattu sur «men» finissait par suggérer, "two women" (deux femmes.)
Maintenant, à quel moment précis tel ou tel de ces principes intervient dans le détail du montage, voilà ce que seule une analyse pellicule en main pourrait dire. Peu importe, dirai-je. Car ce filin, tel quel, et n'en découvririons-nous jamais les arcanes, est d'une beauté fascinante et donne d'ailleurs suffisamment d'éléments pour qu'on puisse le lire (comme déjà certains ont tenté de le faire) comme un récit. Il me paraît pourtant plus fécond d'y voir comment - de la même façon que, chez Robbe-Grillet ou Ricardou, les jeux de la «narration» finissent par produire de la «fiction» - la méditation sur le montage comme appariement du même et de l'autre ou du même et du même engendre une « histoire » d'amour lesbien et comment, d'autre part, l'emploi de différents modes de montage (dont celui, assez complexe, qui consiste à mettre bout à bout un photogramme de chacune des prises de vue différentes d'une séquence, puis un deuxième photogramme des mêmes prises et ainsi de suite) donne à chacune des cinq parties un tempo différent et fait du film entier une sorte de concerto.
Ce changement tout musical de rythme est d'ailleurs accentué par le changement des accompagnements musicaux de chacune des parties (qui sont les seuls éléments sonores du film): dans la première partie, par bribes (bouffées, dirais-je même) et au ralenti, l'ouverture du Tristan wagnérien, qui sera repris en vitesse normale dans la troisième partie. Dans la deuxième, un thème de guitare au ralenti et en sourdine, qui sera repris en vitesse normale et forte dans la cinquième partie - la quatrième partie étant totalement muette.
Donc, concerto pour deux femmes, sur l'amour de deux femmes, où il est difficile (et sans intérêt) de lire une chronologie. Les images se regroupent entre elles moins pour indiquer les étapes successives d'une passion que les aspects divers d'un quotidien amoureux (promenades; enlacements, etc.). Comme pour souligner cette a-temporalité apparaît dans chaque partie un fragment du même plan leit-motiv (les deux femmes bavardant devant un porche d'immeuble à contre-jour).
Agencés plus musicalement que narrativement, les plans ont en outre été filmés avec un sens presque esthète du détail signifiant (une main aux ongles peints qui s'abandonne; un arbre couché sous le vent; un pot de confiture sur une table, etc.). Tout cela sous le signe du fluctuant, du vaporeux, du liquide (assuré par l'abondance des fondus enchaînés, des surimpressions, par une sorte de féminité formelle) et tantôt (lorsque surgit gravement du silence telle brève séquence de Tristan und Isolde) pris dans une sorte d'immense imparfait nostalgique, tantôt (quand donne la guitare) placé sous le signe d'une quasi allégresse.
En bref, Nekes filme comme on devrait écrire - et comme en tout cas Virginia Woolf écrivit Les Vagues. Son film, d'organisation rigoureuse et savante dans les détails, qui utilise beaucoup des effets techniques mis à l'honneur par les cinéastes underground américains mais en les arrachant à leur caractère expérimental ou canularesque pour les faire contribuer au subtil chatoiement et à la cohérence puissante d'une oeuvre, est en même temps, pris dans son tout, un des films les plus envoûtants qui soient, l'équivalent d'un long poème, une réussite qui fait de Nekes, oui, pourquoi pas, une étape de l'histoire du cinéma, l'un de ceux, on peut en prendre le pari, que l'on comptera un jour futur parmi les plus grands cinéastes de ce temps."
- Dominique Noguez
"Éloge du cinéma expérimental"
Éditions Paris Experimental, 1999