Quand il entame le tournage de « Luke la main froide » en octobre 1966, Paul Newman a déjà plus de 20 films à son actif en 13 ans de présence à Hollywood. Formé à l’Actors Studio, il compte trois nominations à l’Oscar pour un premier rôle (« La chatte sur un toit brûlant » en 1959, « l’Arnaqueur » en 1962 et « Le plus sauvage d’entre tous » en 1964). Ses rôles les plus marquants sont ceux de rebelles le voyant marcher dans les pas de Marlon Brando et de James Dean dont il est indéniablement une émule sortant de la même école. Âgé de 42 ans, il sent bien que sa carrière est parvenue à un tournant. « Luke la main froide » marque une sorte d’adieu à l’acteur quelquefois un peu trop appliqué qu’il a souvent été jusque-là.
Le roman dont est inspiré le film a été écrit en 1965 par Donn Pearce, un ancien militaire devenu escroc et ayant connu la prison avant de se reconvertir écrivain. Pearce a vendu les droits de son roman à la Warner avec un bonus s’il écrivait lui-même le scénario. Stuart Rosenberg réalisateur de télévision reconnu souhaite retenter sa chance sur grand écran. Intéressé par l’histoire de Pearce, il entre en contact avec la société de production (Jalem Productions) de Jack Lemmon qui accepte de financer le projet. Un temps envisagé pour être de la partie, Lemmon laisse la place à Paul Newman qui a manifesté un vif intérêt pour tenir le rôle de Lucas « Luke » Jackson, vétéran de guerre en mal de réinsertion qui vient d’écoper de deux ans fermes pour avoir scié des têtes de parcmètres un soir de beuverie. Il arrive donc dans un pénitencier de Floride où les prisonniers sont réinsérés par les travaux forcés.
Commençant comme un film de prison à priori plutôt classique avec la traditionnelle confrontation entre les mœurs parfois humiliantes des matons et les rivalités entre détenus qui amènent à des débordements, le film prend assez rapidement une autre tournure montrant l’ascension de Luke vers le rôle de leader charismatique. Mû par une volonté farouche de ne jamais rien céder confinant au masochisme, le nouveau venu en impose tout en restant marginal. Les références religieuses qui parsèment le film comme le numéro 37 écrit dans le dos de Luke, rappel implicite de l’Evangile selon Saint Luc, chapitre 1 verset 37 (« Rien n’est impossible à Dieu »),
tissent petit à petit le parcours sacrificiel d’un homme qui fait don de son corps pour réclamer justice face à la punition inique qui le frappe et rester libre d’esprit jusqu’au bout. Le pari sur l’absorption de 50 œufs en une heure, scène la plus célèbre du film, le voit une fois terminé, allongé exsangue sur une table dans la position de crucifixion du Christ. A la toute fin du film, seul dans une église, Luke fort de tout ce qu’il s’est infligé tente d’entrer en contact avec Dieu. Enfin alors que le châtiment final approche, Dragline (George Kennedy) celui qui après un combat de boxe à mort est devenu son ami, s’en va tel un Judas le dénoncer puis vouloir le convaincre de se rendre
. On pourra aussi évoquer la scène où les prisonniers creusant un fossé sous une chaleur torride font face à une bimbo (Joy Harmon) sexy en diable cherchant sans équivoque à pousser au paroxysme leurs sens et leur frustration, sorte de parodie jubilatoire de la parabole du fruit défendu.
Malgré les scènes d’évasion qui sont bien présentes, « Luke la main froide » ne reprend pas exactement tous les canons du film de prison tels que l’avait introduit la Warner dans les années 1930 avec des acteurs comme Paul Muni (« Je suis un évadé » de Mervyn LeRoy en 1932) ou James Cagney (« L’enfer est à lui » de Raoul Walsh en 1949) et plus tard avec Clint Eastwood (« L’évadé d’Alcatraz » de Don Siegel en 1979). Luke qui ne répond jamais par la violence est un héros prisonnier aux contours indéfinissables dont l’attitude défie les lois tangibles de la nature humaine sans aucun doute en raison du message sous-jacent évoqué plus haut.
Paul Newman se sort avec brio de ce rôle compliqué qui aurait pu facilement le pousser à l’outrance. Sobre comme il le sera de plus en plus, il emmène à lui seul le reste du casting dont au premier chef un George Kennedy (Oscar pour un second rôle en 1967) assez touchant en brute débonnaire et Jo Van Fleet grande actrice de théâtre qui n’a besoin que d’une scène, incarnant la mère de Luke, pour marquer sa présence. Les autres acteurs tous issus de l’Actor Studio jouent parfaitement les utilités autour de ce trio renforcé par Strother Martin redoutable en directeur de prison sans doute pas très loin de la psychopathie. Au-delà de toutes ses qualités et de ses quelques faiblesses (une certaine répétitivité narrative), le film ne serait pas aussi fort sans l’apport du grand chef opérateur Conrad L. Hall sachant parfaitement rendre la chaleur oppressante qui inonde ciels et paysages et fatigue les corps. Stuart Rosenberg avec lequel la critique n'a jamais été tendre montre ici qu’il savait tirer parti de tous les éléments mis à sa disposition et mener le propos dans la direction voulue. Paul Newman saura s’en rappeler qui le retrouvera à trois reprises. Un Paul Newman qui marche sans coup férir vers deux décennies dorées.