C'est le temps de l'amour
Le temps des copains
Et de l'aventure
Il est souvent intéressant de penser un thème aussi ample et incertain que l’Amour en considérant l’époque dans laquelle il s’inscrit. Car, fondamentalement, rien ne change ; l’Homme reste ce cœur volage, cabriolant autour de ces grandes vérités, qui nous échappent et nous modèlent. Un Amour se dérobant au pouvoir destructeur du temps, pour se perpétuer dans la nostalgie d’une éternelle mélodie : celle du va-et-vient entre les amants d’un jour et l’ivresse des corps. Les époques n’en deviennent que des façades, cristallisant les pulsions amoureuses sous les apparences évolutives de la moralité. Un air familier, qui ne cesse de nous poursuivre, pour ne jamais nous quitter. Comme si cette ronde de liaisons se transposait en ce temps libérateur de l’amour. Un temps où les désirs tourbillonnent dans les agitations d’une libido à assouvir.
Quand le temps va et vient
On ne pense à rien
Malgré ses blessures
Et de cette douce mélodie du cœur, La Ronde n’en devient que plus troublement aguicheur. De ces « sketchs » liés par un même mouvement, Max Ophüls place ses personnages sur la même ligne du temps, pour mieux en extirper la frénétique dynamique du plaisir tout en mélancolisant chaque aspect de cette course secrètement désespérée. Une continuité aussi paradoxale qu’elle en est révélatrice de ce qu’est l’Amour, cette maladie qui court et qui court, et foudroie dans la rue cet inconnu qui passe.
Une affection transmise de personnages en personnages, comme pour cadencer en une valse les maux du désir: adieu la bienséance, bonjour l’inconvenance. Car, de ces pas à couple fermé, la valse se fait libératrice des promiscuités libidineuses : « Elle a son pucelage, moins la valse » disait d’ailleurs, non sans ironie, le chevalier de Ségur. Dans cette Vienne impériale du début du XXème, tout se doit ainsi de passer par la dissimulation : de l’adultère au macadam, du libertin aux élans charnels, tout se fuit, tout s’embrasse et tout se cache.
Car le temps de l'amour
C'est long et c'est court
Ça dure toujours
On s'en souvient
Quelque chose de quasiment désabusé sur l’amour au final. Cet idéal faussement atteignable que les Hommes compensent en une succession d’acoquinements sans lendemain. La fureur dans le sang, la chaleur dans le corps, la passion sans l’amour. Un mouvement sans cesse renouvelé par le précédent ; un motif qui, de boucle en boucle, est voué à la répétition. Car le vertige du cœur est un symptôme permanent, nourri par le cheminement inattendu que peuvent prendre nos vies, un peu comme ces boucles d’oreilles en leitmotiv amoureux, de mains en mains, du lucide mensonge à la tragique vérité, dans Madame de….
D’échanges amoureux en échangisme des corps, la passion comme force motrice des êtres et de leur place dans le manège de l’existence. Seulement et simplement l’histoire d’amants qui se rejoignent et se quittent. L’humain dans tout ce qu’il a de plus benêt et passionné : une tragédie sans frontière ni différence ; juste des Hommes et des Femmes, libres et égaux dans leur attachement et enchaînés dans l’ordinaire comportement. Ophüls ne les accable à aucun moment, mais porte sur eux la tendresse d’un père sur ses enfants, d’un créateur sur ses expériences. Une bienveillance qui ne s’apprécie qu’à travers ce ton si poétique, ce melting-pot social de jouissance dans l’instant et ce battement cardiaque d’un plaisir aussi éphémère et vigoureux que sont les sentiments.
Une sensibilité étoffée par des monstres de l’écran, des joyaux à sentiments : de Simone Signoret à Serge Reggiani, de Gérard Philippe à Simone Simon, la perfection du casting n’a d’égale que la beauté faussement superficielle de son actrice phare, Danielle Darrieux dévorant chaque morceau de pellicule où son visage d’ange apparaît. Tout n’est qu’une question de charme au fond. A ce jeu de l’amour, il suffirait presque d’un plan-séquence pour catalyser toute la gymnastique passionnelle. Dans le cas Ophüls, toujours entouré des meilleurs techniciens, la fluidité du récit n’est pas quelque chose à prendre à la légère. Et pourtant, toute cette dynamique extrêmement mobile se veut empreinte d’une légèreté à l’élégante simplicité. Une forme incroyablement soignée contribuant à en bonifier le fond.
Le prologue, d’une virtuosité certaine, est le plus à même de rendre compte de l’illusion travaillée comme mise en scène. Là où le narrateur s’interroge sur sa place au sein même du récit, celui-ci (incarné par un merveilleux Anton Walbrook en meneur de jeu) semble nous promener, nous manipuler, comme pour mieux nous perdre dans les décors d’un lieu qui n’existe pas, ou plutôt, qui se crée au gré de ses convenances. Un personnage créateur de sa propre illusion en somme. Sa présence dans chaque scène renforce son caractère quasiment divin, surnaturel ; une sorte d’ange gardien ou de Dieu (Cupidon ?), un technicien veillant au bon fonctionnement du carrousel des ébats sexuels.
La scène de coupe dans la pellicule est particulièrement amusante : comme un affront d’Ophüls à la censure, le narrateur se fait juge des bonnes mœurs, de la morale d’antan, et coupe l’explicite pour mieux en divulguer l’implicite. Un personnage central donc, qui s’offre le privilège de faire tourner ses personnages en une boucle de rencontres. Et ainsi, voir toutes les facettes de la réalité pour percer l’illusion. Il se fait la conscience même des personnages, qui se créent une pensée pour copuler. Et en brisant le quatrième mur, le spectateur est rendu complice de cette transgression narrative. Car l’amour n’est pas quelque chose qui doit rester derrière un écran…
Sur une pièce d’Arthur Schnitzler, dont le caractère soi-disant pornographique a su marquer son temps, Max Ophüls soumet ses personnages au doux supplice du libertinage. Comme porté par cette sensation de n’appartenir à aucun temps, La Ronde fait tourner nos cœurs dans un enchantement Viennois à voix et à passions, et plus si affinités. Expérimentant avec une rare élégance et un humour subtil les tourments amoureux jusqu’à l’étouffement, Ophüls creuse la solitude sous la valse du désir ; comme une volonté de montrer le déséquilibre de ces séductions vouées à l’oubli, un vertige stendhalien où l’artifice cinématographique illuminerait notre éternelle quête en amour. Un requiem pour tous ces fous, tous ces alanguis, tous ces (des)illusionnés, tous ces épris, tous ces bien-aimés… Car on a tous quelque chose en nous d’exalté. Don’t you need somebody to Love ?
Libre échange