« Let the Viewer Decide ». Inspiré par les travaux de la seconde École de Chicago sur le fonctionnement des institutions américaines, ainsi que par la méthode de l’observation participante expérimentée par le sociologue et linguiste Erving Goffman, Frederick Wiseman amorce dès son premier long-métrage une évolution majeure dans l’histoire du cinéma documentaire. Tourné pendant un mois au pénitencier psychiatrique de Bridgewater, dans l’état américain du Massachusetts, « Titicut Follies » se distingue par une approche épurée et résolument non dramatique, bannissant interviews, commentaires off et musiques additionnelles. Ce refus de toute complaisance et de pathos facile n’exclue évidemment pas un parti pris critique, pris en charge par un montage subtil et efficace. C’est en raison de cette pertinence dans le choix du moindre plan et d’un travail acharné sur leurs raccords que le coup d’essai de Frederick Wiseman peut être considéré comme un chef d’œuvre.
À partir des dizaines d’heures de rushes obtenus à Bridgewater, « Titicut Follies » extrait la substantifique moelle d’une fréquentation respectueuse et humaine des habitants du lieu. Dans un noir et blanc quasi expressionniste, dont se souviendra Raymond Depardon en réalisant « San Clemente », Frederick Wiseman présente une galerie de portraits troublants, suscitant la surprise et l’interrogation du spectateur qu’il ne s’agit aucunement de ménager. D’emblée, un pédophile explique calmement ses actes, développe ses désirs, confesse des délits inconnus, et appelle à des soins intensifs, devant un médecin stoïque, à l’accent étrange et au ton inquisiteur, qui cherche subrepticement à lier ses vices à des tendances homosexuelles. Cependant il ne faudrait pas, comme l’indique la notice Wikipédia du film ou l’écrivent beaucoup de critiques imbéciles, constater ici un brûlot contre le personnel médical et pénitentiaire de Bridgewater.
Ce serait oublier la séquence où le vieux Jim, qui vient de souiller sa chambre, est rasé avec bienveillance par les gardes ; celle où un patient couvert de chocolat prend un bain sous les encouragements amusés du personnel (pourquoi serait-il moralement répréhensible de rire avec un patient ou même du patient ?) ; les infirmières émues aux larmes lorsqu’elles reçoivent des nouvelles des ex-détenus ; ou encore les conversations de vestiaires sur les effets nocifs des gaz lacrymogènes.
De fait, Frederick Wiseman s’intéresse à tous les hommes de Bridgewater, se montre attentif aux corps, jusqu’aux plus ravagés et démantibulés, ainsi qu’au rapport entre les corps, aux échanges de gestes.
C’est ainsi qu’il faudrait envisager l’extrême-onction du prêtre, parcourant chaque organe et chaque sens d’un malade, lui reconnaissant dans le péché même une valeur d’être humain.
Le tour de force de Wiseman est également d’exposer les corps des patients le plus souvent nus, par commodité (n’oublions pas que nombre d’entre eux arrachent leurs vêtements) ou simplement manque de moyens, et de parvenir à préserver une dignité impossible.
Le cadrage sur le maintien viril et presque martial du vieux Jim, sur son regard déterminé jusque dans la mauvaise foi, font en effet bien vite oublier cette nudité.
Réglons ici le sort au parallèle dressé par certains commentateurs avec l’univers concentrationnaire, parallèle auquel le patronyme du réalisateur invite trop facilement. Bien éloigné du désir de ramener sans cesse toute expérience traumatisante à un seul événement historique, dérive dans laquelle se complaît Claude Lanzmann de manière obsessionnelle dans toute sa filmographie jusqu’à consterner aujourd’hui toute la critique de presse avec son immonde « Napalm », Frederick Wiseman retrouve ici une barbarie universelle qui ne saurait être l’apanage d’un seul peuple.
Mais alors où se niche la critique, la colère contenue que nous percevons bien en regardant « Titicut Follies » ? Comme dans toute l’œuvre à venir de Frederick Wiseman, il s’agit bien de déceler et d’épingler les mécanismes inconsciemment cruels et mortifères des institutions américaines, qui dépassent l’homme et créent des situations absurdes et réellement « folles ». De nombreux plans s’attardent ainsi sur le lieu même, ses cellules étroites aux peintures défraîchies, ses salles de soins ornées d’un matériel obsolète, son absence d’hygiène élémentaire dans les salles d’eau.
Dans une des séquences les plus connues du film, un patient est intubé pour ne pas mourir de faim, sous les yeux admiratifs (« C’est un bon patient ! Un vétéran ! ») d’un médecin s’indignant, dépité et la clope au bec, de l’absence de vaseline et de graisse pour mener décemment les soins.
Mais plus encore que dans les conditions vétustes du pénitencier psychiatrique, la clef de voûte de la recherche entreprise dans « Titicut Follies » se situe dans le cas Vladimir.
Le jeune patient, diagnostiqué schizophrène à tendance paranoïaque, mène au cours du film un combat donquichottesque pour quitter l’hôpital psychiatrique et revenir dans un quartier de haute sécurité classique. Il parle beaucoup, dans un anglais précis voire châtié, raisonne clairement et présente des arguments sensés. Cependant, la commission qui se réunit pour observer son cas finit par refuser sa demande, concluant que son désir de partir est conditionné par sa peur de partir, une jeune femme glissant lors des délibérations : « Le schéma de base est faux, mais le raisonnement est logique ». Tout l’intérêt du film réside dans cet adjectif « faux ». Car le spectateur est dès lors chahuté : faux au nom de quoi ? De la morale, de la doxa politique, de « l’American way of life » dont les patients offrent un négatif intolérable ? N’oublions pas que les travaux sur lesquels se fonde Frederick Wiseman sont aussi ceux de linguistes. Le documentaire ne fustige pas tant la jeune femme qui laisse tomber cette sentence aberrante, qu’un système bien rôdé qui lui fige ces mots en bouche et qu’elle répète par pur psittacisme.
Ne cessant alors d’interroger cette frontière floue entre le « vrai » et le « faux », la « raison » et la « folie », « Titicut Follies » ouvre l’espace et nie cette frontière dans des séquences de relâche salvatrices. Il y a tout d’abord une libération étourdissante de la parole politique :
un patient égrène les noms des dignitaires américains, Kennedy, Johnson, qui passent tous au tamis de son jugement eschatologique ; un autre se lance dans une tirade pamphlétaire contre la guerre du Viêt-Nam, véritable fissure morale de l’Amérique des années soixante : « Que fait le drapeau américain au Viêt-Nam ? ». Le macrocosme politique trouve un écho singulier dans le microcosme de l’asile, rebattant les cartes de la parole propagandiste du pouvoir et des grands médias américains, au gré d’une métaphore filée encore saisissante aujourd’hui : « L’Amérique est la femelle du monde en chaleur. Sa libido entraîne la guerre, comme le sperme de l’homme dans la femme, de la femme dans son propre corps… a la même influence, mais sur un plan gigantesque. Quand tu as fait l’amour, tu te trouves bien, toi ? En bonne forme et tout ? Mais non. »
Tout un espace de subversion et de force désirante se love entre les lignes, un raz-de-marée monstrueux pour l’Amérique puritaine et va-t’en-guerre, endigué bon gré mal gré dans des structures dissimulées du grand public.
Selon des touches plus subtiles, Frederick Wiseman montre qu’une autre échappatoire ici emmurée est le talent artistique. Car que signifient les frontières morales dans la création artistique ? Ici un saxophoniste noir lance des notes mélodieuses dans la cour du pénitencier, là un patient entonne avec conviction « Chinatown, my Chinatown », pendant que certains détenus développent une rhétorique involontairement poétique qu’on rêverait de voir couchée par écrit.
« Titicut Follies » brise ainsi de manière ironique les murs du pénitencier en un « Jour des fous » où tous les rôles sont inversés et confondus.
Le documentaire s’ouvre et se ferme en effet sur la comédie musicale éponyme, chantée par certains détenus et patients. Émerge alors de la troupe, par la magie du montage, le véritable fil rouge de « Titicut Follies » : le gardien-chef de la prison, exubérant meneur de revue. Ses apparitions enthousiastes, fredonnant les grands airs de la comédie musicale, tenant à cette prestation comme au spectacle de toute une vie, le visage illuminé d’un sourire constant et parcouru de tics compulsifs, en font le seul véritable « fou » du film. Le « vrai » est-il donc ici ? Dans une parodie grossière d’art, dans une gestion de prison aux allures de « one-man-show », dans une idée fixe de réussite : « Vive Bridgewater ! » ? Les derniers mots de « Titicut Follies » offrent une réponse pleine d’humour noir : « Nous reviendrons l’année prochaine ! », après de nombreux plans montrant les corps des suicidés et une séquence d’enterrement. Une autre réponse, plus désabusée, figure dans le générique qui s’acquitte avec dérision des devoirs de censure : « La Cour Suprême du Massachusetts ordonna qu’une brève explication figure dans le film quant aux modifications et changements qui ont eu lieu à l’Institut Bridgewater depuis 1966 … Des modifications et des changements ont eu lieu à l’Institut Bridgewater depuis 1966. »
Interdit pendant plus de vingt années sous couvert d’atteinte à l’intimité des patients, « Titicut Follies » initie la critique poursuivie par Frederick Wiseman dans toute sa carrière, celle d’institutions aux injonctions et au mode de fonctionnement absurdes, régies par des éléments de langage qui nient l’humanité en prétendant se fonder sur un modèle logique et raisonnable. C’est cette chronique en finesse d’un pays malade que les censeurs ont tenté de réprimer. Alors que la plupart des fictions se servent de manière opportuniste des troubles mentaux comme des moteurs efficaces de l’intrigue, Frederick Wiseman, en rétablissant une humanité cachée et parfois conspuée, unissant dans un même geste gardes et patients, pratique de son côté une véritable entreprise cinématographique, une transfiguration artistique de l’horreur et du dénuement.