Dressé sur le pic d'une falaise, Mr. de Winter a le regard plongé vers la mer. Cette mer, nous autres spectateurs, nous n'y avons pas accès, car cette mer, c'est celle des souvenirs. Sur ce coin de paradis de la côte d'Azur, Mr. de Winter regarde en arrière, vers un hors-champ qui plane dès les premiers instants du film comme un fantôme du passé. C'est la mer qui a enlevé sa femme, la radieuse Rebecca, un an plus tôt. Et c'est sur un cri aigu, celui d'une jeune femme affolée, que le regard de Mr. de Winter se détourne de la mer, et donc du passé, pour regarder cette femme, ce visage inconnu, qui lui permettra de tourner la page et d'apercevoir un futur plus heureux.
La rencontre entre Mr. de Winter et cette jeune femme est tout ce qu'il y a de plus banale ; c'est un peu un conte de Cendrillon revisité, avec cette servante maladroite qui de par son innocence juvénile attire l'attention d'un noble blasé, d'un homme meurtri, qui va, sous une impulsion irréfléchie, la demander en mariage et la ramener dans ses bagages vers le château de Manderley. Car la première partie du film n'est qu'un prologue à l'histoire, celle-ci ne commençant véritablement que lorsque les grilles du château s'ouvrent et que le nouveau couple y pénètre.
Comme le suggère le titre, « Rebecca », la défunte, semble être l'âme de ce château, où tout ce qui se voit, se sent et s'entend rappelle sa présence passée, comme si sa dépouille errait encore dans les couloirs, à l'abri des regards. Le film parle donc d'une femme qui doit prendre la place d'une autre, et pas de n'importe qui, mais de celle qui est presque une légende, un mythe, son prénom résonnant à travers les murs, les gens l'évoquant avec des étincelles dans les yeux ; et Mr. de Winter semble être incapable de l'oublier malgré tous les efforts de sa nouvelle épouse. Si les mauvais souvenirs doivent être enfermés dans une bouteille et rangés là où on ne pourra jamais les retrouver, Rebecca les retrouve toujours, et débouche la bouteille à la figure de Mr. de Winter pour qu'il ne puisse pas oublier.
Le fait que personne ne prononce le prénom de sa nouvelle compagne à un seul moment du film renforce cette impression qu'elle n'est pas une femme, mais juste la «nouvelle » Mrs. de Winter, qui n'est qu'un reflet imparfait de la précédente. Tout ce qu'elle fait paraît lui faire perdre toute légitimité. L'aile ouest, autrefois habitée par Rebecca, s'oppose à l'aile est qui ne peut tenir la comparaison, le combat étant perdu d'avance. Le couple s'enlise de plus en plus dans son incapacité à surmonter les défis, chaque tentative pour être heureux étant toujours gommée d'une main féroce par les souvenirs : une ballade en bord de mer, une projection de leur lune de miel, un bal costumé ; comme le dit la gouvernante du château, Mrs. Danvers :
« Rebecca ne perd jamais. »
Cette Mrs. Danvers devient en quelque sorte la forme physique de l'âme de Rebecca, puisqu'elle lui vouait une admiration sans précédent et qu'elle ne cesse de le rappeler, puisant dans les faiblesses de la nouvelle Mrs. de Winter pour essayer de l'anéantir d'un point de vue émotionnel. Couche après couche le film se dévoile, chambre après chambre le château se révèle, et c'est un nuage noir qui se dresse avec de plus en plus d'insistance au-dessus des personnages, prêt à faire éclater sa colère.
Hitchcock maîtrise à merveille un récit qui s'offre à nous comme une peinture recouverte d'un tissu opaque, qu'il tire vers le bas, ficelle après ficelle, sans qu'on ne puisse deviner à un seul instant quand sera tirée la dernière ficelle et ce qui se cachera derrière. L'ambiance du château, personnage à lui tout seul, sorte d'hommage vivant à Rebecca, apporte cette tension palpable, celle d'une profondeur inaccessible où tout est toujours plus sombre. Les mouvements de caméra sont d'une intelligence inouïe, créant le malaise contextuel à partir de l'intimité des personnages, et les plans se révèlent toujours plus fascinants dans leur exploitation de l'espace, laissant toujours des parties du château presque prédominer sur les personnages, comme si un poids pesait sur eux où qu'ils soient.
Les larmes du désespoir ne peuvent être séchées que par les flammes de l'oubli et c'est une tension toujours grandissante qui finit par exploser dans un bouquet final de toute beauté, où s'entremêlent vérités et mensonges, redessinant les traits de celle qui ne desserre jamais son étreinte : Rebecca.