En l’espace de sept longs-métrages, Apichatpong Weerasethakul, est devenu une sorte d’incontournable dans le paysage cinématographique contemporain. Grand habitué du Festival de Cannes – il y a déjà remporté le Prix Un certain regard, un Prix du Jury et une Palme d’or – Weerasethakul a su construire une vision singulière dans laquelle des images étranges, souvent oniriques, recèlent une dimension critique à l’égard de la société thaïlandaise. Son premier film, MYSTERIOUS OBJECT AT NOON (réalisé en 2000 mais jusque-là inédit en France), comporte déjà toutes les interrogations et pérégrinations mentales du cinéaste qui, finalement, ne fera que les répéter, mais sous de nouvelles modalités, au cours des six films qui suivront. Il est donc fascinant de voir que dès son premier film tout est déjà en place : le style documentaire, la narration déconstruite, les rapports entre fable et mythologie, entre réalité et imaginaire (il n’hésite pas à filmer son propre tournage de la fable), entre mémoire et histoire.
MYSTERIOUS OBJECT AT NOON a la particularité scénaristique d’être construit comme un immense « cadavre exquis », jeu collectif inventé par les surréalistes qui consiste à faire composer une histoire par plusieurs personnes sans qu’aucune d’elles n’aient connaissance des précédentes interventions. La magie du film s’opère dès lors que Weerasethakul alterne les séquences d'interviews, où il filme des villageois thaïlandais en train d’enrichir une « histoire » qui s’articule autour d’une institutrice et d’un enfant infirme, avec les séquences où il met véritablement en scène cette histoire fabuleuse. Totalement surréaliste, cette fable dévie rapidement dans des élucubrations fantastico-poétiques dont émane une fraîcheur insouciante, car issue de l’imagination de personnalités très différentes (une marchande, des enfants, des sourds et muets, une troupe de théâtre…)
De cette alternance entre images de fictions et images de documentaires naît une réflexion plus globale autour de principes de poétique classique, liés à la fois à l’origine de la fable, à son oralité (c’est-à-dire sa première forme de transmission) et, par conséquent, au rôle dévolu à la mémoire.
Comme souvent chez Weerasethakul, rien ne passe par le texte. Seules les images ont vocation à éveiller notre curiosité et à envoûter notre inconscient. Il apparaît très vite évident que ses images ne peuvent se réduire à une lecture classique du signifié au signifiant. Et l’interprétation symbolique, allégorique ou mythologique, bien qu’elle ait son importance, peut également rendre hermétique une partie de son œuvre à quiconque ne parvenant pas à en déchiffrer les codes. Néanmoins, toutes ces catégories interprétatives et sémantiques, ne rendent pas compte de la portée véritable de ses images imageantes, dont les traces de réel survivent bien longtemps après la projection (le garçon qui joue dans la fable veut rapidement finir le tournage pour aller manger un KFC et finir la lecture d’un comics).
Parcourant son pays sur près de quatre mois à la fin des années 1990, Weerasethakul y dessine son portrait, une sorte de cartographie même (les plans sur une moto, dans le train), dont la réalité politico-sociale va irriguer la nature de la fable que les villageois se transmettent un à un. Évidemment, cette chaîne de transmission fascine le cinéaste de par sa nature purement humaine. Elle manifeste ainsi les progrès de l’esprit, sa capacité d’imaginer une représentation de la réalité qui se conçoit davantage sur la nature, l’histoire et la psychologie des hommes plutôt que sur une vérité ou un quelconque savoir. Elle est pur produit de l’imagination, une production spontanée de l’esprit, bien souvent superflue et décalée. Cette fabulation poétique apparaît également soudaine et fugitive, c’est une « mythologie », non plus vécue comme un savoir véridique, mais comme une véritable puissance créatrice.
C’est alors que la question de la communauté se pose pour Weerasethakul. Selon lui, tout le monde serait un jour poète, c’est-à-dire inventeur de fables. Bien que ce soit l’esprit des villageois qui conçoivent ces images, la fable ne vient que par la parole. Cette oralité qui circule de l’image imageante au texte prononcé, et inversement. Il y a donc un équilibre à trouver ; une harmonie entre le partage de l’esprit et celui de la parole. C’est-à-dire entre le plaisir de la fable (ses envolées lyriques, surréalistes, édifiantes) et celui du savoir véridique, autrement dit son aspect pédagogique (ces allégories, ces symboles, ces mythes locaux).
Cette idée du peuple, de la communauté, comme force agissante et productrice de ses propres croyances constitue le cœur de la réflexion philosophique du premier long métrage de Weerasethakul. Il faut alors considérer l’histoire, la culture et la langue (l’oralité poétique, son expressivité) comme constitutive de la fable que nous content les villageois. Ils deviennent eux-mêmes « poètes » par la langue et en raison de cette époque circonscrite qui est la leur. Et la fable prend son originalité, sa spécificité en raison des dimensions inconscientes qui les poussent à créer, et ce, selon leurs propres intérêts : les enfants font surgir des extra-terrestres (la science-fiction américaine ?) et un Tigre-Sorcier (une légende asiatique bien connue). C’est alors que l’on peut mesurer la « qualité » de la fable à sa puissance d’expressivité, et non aux intentions qu’ils veulent lui donner. L’histoire thaïlandaise, sa mythologie aussi, y font des incursions quasi involontaires à l’image de cette histoire d’enfant sauvé d’un crash d’avion, d’abord récupéré dans une véritable émission télévisée, puis intégrée à la fable, et ce faisant, devient à son tour document historique. Et si la vraisemblance reste l’exigence poétique de la fable, et la cohérence du discours critique de Weerasethakul le prouve, l’imagination des villageois insuffle un plaisir de vie par une sorte de réalisme inconscient qui irrigue les séquences documentarisantes (les derniers plans du film montrent des gamins qui jouent au foot, ou bien avec des animaux…).
MYSTERIOUS OBJECT AT NOON démontre, une nouvelle fois (pour la première fois), toute la capacité de ce cinéaste à insuffler une énergie, une expressivité à ses récits fabuleux. Si la Thaïlande reste son terrain de jeu favori, ses images, ses visions, sont portées par une universalité (politique, sociale) qui donne tout son charme à l’ornement atypique de ses fables. On a beau être insensible à ces questions de poétique, le cinéma de Weerasethakul est, fort heureusement, jamais didactique et n’en reste pas moins exigeant. Comme la chaîne de transmission de fables, son cinéma repose sur notre esprit, c’est-à-dire notre pouvoir fabulateur, et sa capacité à se laisser immerger par ses images imageantes, sans en chercher forcément une vérité ou une ontologie secrète. C’est de là que naît la magie enchanteresse des images qu’il convoque et dans lesquelles on se projette. Même si cela demande parfois, une imagination débordante.
Une analyse d'Antoine, sur Le Blog du Cinéma