J’avoue ne pas trop comprendre la méconnaissance de ce film de Duvivier, un superbe métrage, qui est bien plus qu’une adaptation de Zola, ce qu’il n’est d’ailleurs que de très loin.
D’abord la réalisation est excellente. Le travelling avançant frontalement au milieu de la foule par exemple est un moment impressionnant dans un film du temps, l’accident de voiture est énorme (sans doute un des plus marquants que j’ai pu voir au cinéma, et cela grâce à une image quasi-subliminale qui change tout), Duvivier offre un film muet d’une perfection formelle rare. Bourré d’idées, chaque plan est un moment délicieux, et l’inventivité est réellement de chaque seconde. Et puis les décors grandioses (le magasin, la fête au parc…), la figuration importante, la photographie très soignée, tout cela participe de concert pour faire de Au Bonheur des dames un film superbe, avec un final marquant sur le plan visuel.
Le scénario est lui aussi très bien. Certes, on pourra trouver le discours sur le progrès pour le moins manichéen, mais après tout, c’est l’engagement du réalisateur, celui de Zola aussi d’une certaine façon, c’est subjectif, cela n’a pas à intervenir sur ma note. Cela mis à part, le film est court, parfaitement rempli, avec des rebondissements intenses, des émotions fortes (notamment des morts qui retiennent l’attention), et de vrais moments de grâce. Souvent dans le cinéma muet, les émotions peine à prendre, le côté démonstratif est prégnant, et peine à donner toute sa profondeur au film. Ici ce n’est pas du tout le cas, et le film est intense, d’une grande modernité, et presque d’une actualité brulante. Prenant volontiers ses libertés avec Zola, j’ai en tous les cas assisté à une vraie petite perle sur le fond, accrocheuse et où tout est là à propos.
Le casting aide beaucoup à la solidité de l’ensemble. L’expressivité des sentiments dans le muet dépend aussi beaucoup des acteurs, et ici c’est de haut niveau, jusque dans les seconds rôles. J’ai par exemple trouvé Fabien Haziza remarquable, pourtant il n’a pas fait une bien grande carrière. Armand Bour est mémorable en Baudu, tout comme Dita Parlo, héroïne idéale de ce film. Peut-être Pierre de Guingand est-il moins performant, parce que j’ai parfois eu le sentiment qu’il avait du mal à montrer véritablement au travers de son jeu les évolutions de son personnage. Reste qu’il est tout de même convaincant, peut-être un peu sobre pour le coup.
En tous les cas, Au Bonheur des dames est un des meilleurs muets que j’ai pu voir. Peut-être car il est un des derniers films muets français a-t-il atteint un niveau de perfection certain, ce qui du coup peut faire regretter que muet et parlant n’ait pas poursuivi en parallèle, mais je crois surtout que c’est la convergence d’un grand réalisateur, d’une matière parfaitement réadaptée, et d’un casting de choix qui est à l’origine de ce résultat. 5