"Le désordre et la nuit" est la cinquième des douze collaborations de Gilles Grangier avec Jean Gabin. Après ce film, l'acteur âgé de 54 ans bascule définitivement dans le rôle du patriarche, après être revenu au sommet grâce à « Touchez pas au grisbi» (Jacques Becker en 1954) qui lui avait permis de faire oublier le révolté romantique du Front Populaire grâce au rôle charismatique de Max, le gangster blanchi sous le harnais régnant d'une poigne de fer sur le milieu parisien. Ici, sans doute pour la dernière fois sous les traits de l'inspecteur Georges Valois, on sent poindre le séducteur de "La Bandera" (Julien Duvivier, 1935) ou de "Gueule d'amour" (Jean Grémillon, 1937). Plus âgé, alourdi et forcément moins sûr de son charme, Gabin fortement émoustillé par la très accorte Nadja Tiller laisse à nouveau transparaître une fragilité qui avait disparu derrière la nouvelle image de notable indestructible qu'il s'était progressivement forgée depuis son retour en grâce.
Grangier a très bien senti ce moment charnière, Audiard aussi dont les dialogues toujours aussi ciselés sont moins systématiquement caustiques et aussi moins dans la recherche du bon mot que de coutume. Adapté du roman éponyme de Jacques Robert, auteur et scénariste prisé de l'époque, "Le désordre et la nuit" dont l'intrigue est assez simpliste, repose essentiellement sur la description du milieu de la nuit parisienne des années cinquante. Un exercice dans lequel Grangier fin observateur, excelle aidé par Louis Page directeur de la photographie attitré de Gabin (18 films en commun). Un long prologue de près de quinze minutes avant l'arrivée de Gabin nous décrit de manière certes peu réaliste mais très pittoresque la faune cosmopolite (l'accent espagnol au couteau de Robert Manuel) qui se mélange dans les cabarets enfumés des Champs Elysées.
La drogue au centre de l'intrigue policière du film dont on pense parfois un peu naïvement qu'elle est un phénomène né avec Woodstock et le mouvement hippie, était déjà le liant destructeur d'un milieu d'initiés. Mais ce qui intéresse Grangier on l'a dit, c’est la relation incongrue entre un inspecteur respecté et une jeune héritière allemande désœuvrée qui navigue entre sa chambre d'étudiante au Georges V (!) et « L'Œuf », la boîte de nuit où elle se fait lever par certains aigrefins trop heureux de l'alimenter en poudre blanche contre des faveurs facilement accordées.
La détresse de la jeune femme et aussi sa beauté ravageuse vont émouvoir un flic dont l'immense solitude transparaît imperceptiblement derrière la tranquille assurance. Gabin retrouve donc par instant la gouaille et le charme de sa jeunesse même si le scénario lui réserve quelques scènes joliment téléphonées où il peut faire du "Gabin" en présence de seconds rôles récurrents de sa filmographie, entièrement dévoués à sa cause comme Paul Frankeur, Lucien Raimbourg ou Jacques Marin. La fameuse paire de gifles n'est pas non plus oubliée. Certains comme Truffaut, ont reproché à Gilles Grangier de servir la soupe à un Gabin dont il aurait contribué avec d'autres comme De La Patellière, Autant-Lara ou Verneuil à robotiser et affadir le jeu.
Pourquoi pas, mais tout ceci quoique bien sûr attendu est tellement jouissif et magnifiquement interprété que l'on aurait sans doute tort de faire la fine bouche. Truffaut lui-même aurait-il pu extraire autre chose d'un acteur au background si imposant que personne ne pouvait contraindre à aller là où il ne voulait pas ? Il ne s'y est d'ailleurs pas risqué, préférant s'attacher les services d'un Jean-Pierre Léaud dont il a pu façonner le jeu à sa volonté. Le cinéma est assez universel et protéiforme pour que toutes les sensibilités puissent s'y exprimer et ces querelles peuvent paraître aujourd'hui un peu vaines ou purement tactiques. On appréciera la présence courte mais très remarquée de la sublime Danièle Darrieux alors au sommet de son art et de sa beauté ainsi que l'apparition toujours fascinante de François Chaumette, acteur au charme vénéneux trop peu utilisé au grand écran. « Le désordre et la nuit », solide film noir tout en nuances doit servir à réhabiliter un Grangier trop souvent négligé.