André Cayatte, ancien avocat devenu réalisateur, n’a pas connu la même postérité que bon nombre des metteurs en scène de cette époque. Et, pourtant, il peut se vanter d’avoir une filmographie cohérente, traitant des travers de la justice et, accessoirement, d’avoir réalisé (au moins) une petite merveille d’écriture et de réflexion avec "Le Glaive et la Balance". Peu de films ont atteint un tel niveau et, surtout, une telle exigence quant au propos adressé au public qui, une fois n’est pas coutume, se voit contraint, comme rarement, à s’interroger sur ce qu’il ferait à la place du jury devant statuer sur le crime commis. Et bien malin celui qui sortira de ce film avec une intime conviction ou, à tout le moins, une certitude inébranlable sur la décision qu’il aurait prise ! C’est le grand coup de génie du " Glaive et la Balance" qui parvient à expliquer ce qu’est l’intime conviction dans le cadre d’un procès d’assises mais, également, ses limites. Dans la mesure où le système judiciaire n’e peut pas être parfait et ne peut pas tout régler, il convient de faire les choses le moins mal possible. Ce discours n’est pas forcément simple à expliquer (et trouve, aujourd’hui encore, de virulents détracteurs préférant qu’un innocent soit condamné plutôt qu’un coupable s’en sorte) mais le film le développe avec une infinie intelligence… quitte à forcer le trait pour être plus pédagogue. En effet, et c’est l’un des seuls travers du scénario, il parait difficile d’imaginer, dans la réalité, que, par un sournois coup du sort,
un innocent se retrouve sur la même corniche (isolée de tout) que deux assassins avec lesquels il partage, de surcroît, les mêmes vêtements
. J’ai eu du mal à me défaire de l’idée qu’il s’agissait
d’un stratagème grossier, ce qui a eu tendance à me convaincre de la culpabilité des trois lascars
. Pour autant, par son talent de conteur et de vulgarisateur, Cayatte nous force à accepter l’idée qu’il existe un doute et
que cette coïncidence est possible
. Et on voit bien que le bonhomme était un grand cinéphile au vu des influences formelles du film. Outre une ambiance à la Clouzot (noir et blanc stylée, critique de la nature humaine, dialogues travaillés…), on retrouve un peu de néoréalisme italien (voir la présentation des trois suspects en début de film), un peu du "Rashomon" de Kurosawa (voir le récit livré par chacun des trois suspects), un peu de "12 hommes en colère" (pour les délibérations du jury), un peu d'Hitchcock (pour le suspense)... "Le Glaive et la Balance" même, également, les genres, à savoir le film d’auteur façon Nouvelle Vague (on a droit à un superbe plan séquence en début de film), l’enquête policière, la comédie pure et, bien évidemment, le film politique. Avec un tâcheron sur le siège de réalisateur, le film aurait pu ressembler à un grand foutoir incompréhensible. Cayatte, fort heureusement, sait doser ses effets et structurer son histoire en prenant soin de faire évoluer sa mise en scène à mesure que le récit avance. Il peut, du reste, compter sur les dialogues formidables d’Henri Jeanson qui réserve quelques pépites dont il avait le secret. Il a, enfin, le bon goût de prendre constamment le spectateur à rebrousse-poil en le sortant de sa zone de confort et, surtout,
de ne pas donner de résolution à ce crime (ce qui aurait été la pire des erreurs)
. La séquence finale
(qui met dos à dos la justice et les justiciers sans pour autant prétendre avoir une réponse adaptée à fournir)
n’en est que plus forte et permet au film de résonner dans les esprits longtemps après le panneau "fin". Et puis, quel casting ! Le trio composé par le désarticulé Anthony Perkins (qui nous rappelle qu’il fut une époque où les réalisateurs français faisaient appel aux services d’acteurs américains renommés), l’amusant Jean-Claude Brialy (fantastique d’ambiguïté) et le butor Renato Salvatori (dans le rôle de François Corbier, l’homonyme du fameux barbu du Club Dorothée, ce qui est sans intérêt mais qui m’a amusé !) est incroyablement complémentaire et crédible. Ils parviennent, tous les trois à se montrer détestables dans leurs travers et attachants dans leurs douleurs respectives. L’écriture des personnages est, là encore, de haute volée, ce qui se ressent, également, au niveau des seconds rôles. J’ai tout particulièrement apprécié Jacques Monod en flic à l’ancienne, Camille Guerini et Fernand Ledoux dans leurs rôles de Juge et de Procureur laissant tomber les convenances une fois la porte du bureau fermée ou encore les membres du jury (dont l’énorme Henri Vilbert en français moyen dans toute sa splendeur). Une fois encore, la force du "Glaive et la Balance" est de ne pas se livrer, de façon dogmatique, à une critique du système judiciaire mais de faire, tout simplement un état des lieux au terme duquel apparait une évidence : la Justice ne peut pas tout résoudre. Un très grand film, donc, injustement oublié et qu’il convient de redécouvrir de toute urgence !