Film magistral de Percy Adlon, que je n'ai pas, mais alors, pas vu venir. Je ne veux pas dire que ceux qui n'ont pas aimé le film ne l'ont pas compris, mais enfin, quelque part, si. Première partie du film (exactement séparé en deux parties égales au niveau de la durée) absolument déroutante, chaotique, désordonnée, incapable de faire adhérer le moindre spectateur, avec des personnages (peu, mais plus barrés les uns que les autres, interprétés par des acteurs inconnus) regroupés dans un café de routiers aux Etats-Unis, qui ne marche pas du tout au niveau de la fréquentation et de la clientèle, dirigé par une femme noir-américaine en mode dictateur sur toute cette "petite famille" qui gère le café. Une fille qui ne lache pas ses écouteurs de baladeur (pour l'époque, je suppose), un fils qui joue du piano, mais de manière extrêmement énervante, en répétant des exercice de virtuosité qu'il reprend un nombre incalculable de fois pour erreurs horripilantes, un vieux beau qui viendrait d'Hollywood, et un serveur ultra soumis. Première impression donc, sur toute la première partie du film : un navet comme on en fait rarement, une daube qui se prend pour recherché et quasi intellectuel alors que ça pue le surjeu (je pense à Brenda, la gérante) et les plans farfelus. Tout cela étant traversé par la perspective du personnage principal, qui n'enlève rien au désarçonnage général, sorte de caricature allemande (son nom est textuellement Jasmin Muenchgestettner, ça fait un peu écho à l'ironie de Voltaire avec le baron Thunder-ten-tronckh), caricature bavaroise pour être précis, complètement hétérogène au milieu du café noir-américain. Bref, première partie décousue, incompréhensible, discontinue, avec gros effets d'absurde. J'ai failli arrêter là.
Et là, leçon dans ma face de petit con prétentieux : tout prend sens dans la seconde partie, qui vaut résolument comme un hymne à l'art, voire à l'art total. Tout ce second mouvement (à comprendre presque au sens musical du terme, comme le réa comprend lui-même explicitement son film) débute précisément avec une rupture musicale, au sens plein du terme. Sal, le fils qui nous cassait impérialement les c*** avec ses exercices mélodiques et de dextérité avait stricte interdiction par sa mère de jouer en présence de clients, se tait donc quand Jasmin entre dans le bar. Mais Jasmin demande à ce qu'il continue, à ce qu'il joue, brisant ainsi une première fois la Loi, présente sous la figure de Brenda depuis le début du film. Et là, que sort-il ? Non plus des notes (du nonote à nonote, comme l'on dit en se moquant des élèves de musique), mais de la musique, de la vraie, du Bach, premier morceau du Clavier bien tempéré. Premier échec toutefois : Sal débute trop vite, et s'arrête comme étouffé par la libération trop intense qu'il vient de vivre. Puis il reprend, et là, d'une seule traite, sur un tempo bien plus lent, ne se trompe pas une seule fois. Bach, premier musicien d'Occident, constitue la rupture dans le film, l'événement qui entame la lente progression du sens et de l'art. Ce qui naît dans cette scène assez exceptionnelle, c'est tout simplement l'harmonie, c'est la continuité du Sens.
Tout se précipite alors très vite : après le cinéma et la musique, qui prennent sens et donc valeur aux yeux du spectateur, vient la peinture : le vieux beau venu d'Hollywood, Rudi Cox, n'est pas acteur, comme l'avait compris Jasmin lors des présentations initiales, mais peintre : il s'occupait en réalité des décors. Cox ajoute donc une pièce supplémentaire dans l'intention d'art total qui commence à clairement se dégager. Mais il est aussi étrangement la figure de l'amour, amour avec Jasmin. Le tableau qui orne le dessus-de-lit de Jasmin à l'hôtel, peint par Cox, représente deux soleils (cela correspond à la vision de Jasmin, incompréhensible, au début du film). Les deux soleils, évidemment, se réunissent dans une sorte de bal du temps, où la chronologie est multiple (chronologie multiple que le terme même de vision exprime : la vision, c'est aussi bien, disons, la vue, la perception, donc le présent, en exagérant le trait, mais aussi l'anticipation prémonitoire, c'est-à-dire, là aussi en exagérant le trait, l'avenir). Un pont à double sens s'effectue donc au-dessus de la temporalité linéaire et fléchée traditionnelle : entre deux événements A et B (ce sont, peut-être, les deux soleils de la peinture et de la vision), d'abord anticipation et "voyance" de Jasmin (A), puis rappel, cor-respondance et com-préhension (B). Donc Cox, c'est la peinture, c'est aussi l'amour, avec réunion des deux soleils.
La suite de la critique, c'est sur le Tching's cine bien sûr :
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