Black Hawk Down associe d’entrée de jeu la guerre à une « famine biblique » qui décime des populations entières, conformément à l’Évangile de saint Matthieu qui disait, en 24:7 : « une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume, et il y aura, en divers lieux, des famines et des tremblements de terre ». L’évocation de la famine n’est pas là par hasard et change le film en une parabole religieuse, ou plutôt convertit la reconstitution d’une défaite militaire américaine en une dénonciation virulente de la guerre, cette boucherie héroïque qui prend ses racines dans les textes sacrés. Pour autant, Scott ne saurait filmer la destruction sans son corollaire, à savoir la création. Tout ce qui est détruit construit quelque chose de nouveau, installe un ordre, engendre des héros qui le deviennent par défaut, comme le précise Matt Eversmann en clausule. Aussi, de l’idée de chute – le « dawn » du titre – naît l’idée d’élévation – le « rise » répété à tout bout de champ par les soldats –, suivant une dynamique à l’œuvre dans nombre d’œuvres du cinéaste. L’image de la famine est à l’origine d’une symbolique de la nourriture : un plan furtif réunit les militaires autour d’une table avant leur départ, reproduction de la Cène, l’innutrition martyrise les combattants jusqu’à retrouver le camp, reprendre des forces et repartir. Quant aux tremblements de terre évoqués par l’apôtre, ils sont partout : explosions, bombardements, fusillades… Ridley Scott donne vie à un chaos apocalyptique qui témoigne d’une inversion des valeurs et d’une dégradation du sacré : les corps sont vampirisés ou pulvérisés, la fraternité est éprouvée par la mort des frères, le fils tue même son propre père, épisode qui nous rappelle Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Deux camps, renvoyant chacun à une civilisation particulière, s’opposent par le manichéisme : d’une part, une famille composée d’individus singularisés auxquels la première partie du long métrage nous laisse le temps de nous attacher ; d’autre part, une foule agressive dépourvue de personnalité et de voix. Il y a sans nul doute du patriotisme là-dedans : une fois cernés par l’ennemi local, les Occidentaux se transforment en victimes que consacre la partition musicale, par ailleurs de grande qualité, du compositeur Hans Zimmer. Ces plans à répétition sur des masses en furie arrachant le pilote du cockpit de son hélicoptère pour l’exhiber en trophée à la foule, l’accumulation de corps de couleur crachant leur haine au militaire désœuvré, tout cela engendre chez le spectateur une indignation devant le sort réservé à un être sans défense et donc à une prise de position en faveur de l’intervention américaine. De telles images s’avèrent contestables et dévient la trajectoire initiale, antimilitariste. Mais cette couleur patriotique dit quelque chose de plus profond et rejoint en cela la conception qu’a Scott du sacré. L’éloge du service individuel n’a d’égal que la puissance résurrectionnelle du corps idéologique qu’il sert, capable d’élever un soldat rendu aveugle par les éclats de son pare-brise ou devenu sourd suite aux détonations proches en héros d’une guerre à perpétuer encore et encore sous le signe de la vengeance. Ainsi, Black Hawk Down s’ouvre telle une parabole antimilitariste et se referme sur un appel aux armes. Nous retrouvons certes le nihilisme du cinéaste, tout entier contenu dans la phrase « il y aura toujours des massacres parce que c’est comme ça dans notre monde » ; pourtant, ce nihilisme révèle un acte de foi dans la guerre comme génératrice d’icônes. Dit autrement, le sacré ne réside pas dans les religions établies, qui ne sont bonnes qu’à s’affronter ; il n’y a de sacré que dans l’humain servant l’humain : l’infirmière de Body of Lies, les cultivateurs de Robin Hood, les soldats s’épaulant contre vents et marées, retournant au front pour aider les frères. La guerre offre donc l’occasion à Ridley Scott de célébrer la cohésion d’une communauté qui tire son identité du désordre ambiant et, paradoxalement, de la disparition d’une partie de ses membres. Ou comment la création naît de la destruction. Black Hawk Down constitue une petite révolution dans la représentation esthétique et symbolique de la guerre au cinéma, et doit se voir comme telle.