Clint Eastwood doit être le cinéaste que je note le plus haut de façon régulière. Il faut dire que l’homme sans nom qui s’est fait un nom a continué à se faire un nom grâce à son admiration sans faille envers les sentiments humains et à sa faculté à les transposer à l’écran avec autant de vérité. "Mystic River", que je viens à peine de découvrir, fait partie de cette collection de films à forte dimension humaine dont seul Eastwood a le secret, au point de pouvoir en être considéré comme le porte-parole. D’ailleurs, on reconnait sa marque de fabrique : un fait anodin (ne sursautez pas, je vais détailler ça un peu plus loin), puis un premier moment de tension qui va conditionner le reste de l’histoire, et puis une fin que personne n’espère mais qui ne souffre d’aucune contestation possible. Il en va ainsi de "Million dollar baby", de "Gran Torino", et de "Sur la route de Madison" pour ne citer que ceux-là. Partant du roman éponyme de Dennis Lehanne, Eastwood met en scène trois gamins en train de jouer au hockey avec les moyens du bord dans la rue. Une fenêtre de vie ouverte sur un fait anodin, le fameux fait anodin dont je parlais plus haut. Mais pourquoi anodin ? Parce que ces gosses ont l’habitude de jouer dans la rue, accessoirement peu passante. Sauf que ce jour-là, un événement va changer à tout jamais leur existence et sceller sans qu’ils le sachent leur sort. A cette occasion, on sent déjà par la tension formidable qui ressort de cette scène que c’est le tournant du film, que c’est ce qui va provoquer plus ou moins directement leur destinée. C’est sans précision aucune que nous subissons une ellipse qui nous fait retrouver les trois personnages 25 ans plus tard. Ce n’est pas dérangeant car nous retrouvons ces trois personnages dans leur nouvelle vie respective, et ils sont si clairement décrits que nous n’avons aucune peine à les reconnaître. L’ellipse n’est donc absolument pas gênante. Mais pourquoi 25 ans plus tard ? Parce que durant ces longues années, ils mènent une vie tout ce qu’il y a de plus standard (ou presque), mais de manière fondamentalement différente, sans toutefois s’éloigner de trop du lieu où ils ont grandi. Et c’est par un affreux concours de circonstances que leurs chemins se croisent à nouveau. Une tragédie qui sera le théâtre d’une des scènes les plus dures par les cris de désespoir et de rage d’un père en détresse. Ensuite, Eastwood mène sa barque comme il sait le faire, laissant le talent du trio d’acteurs s’exprimer tout en menant le spectateur sciemment sur une piste évidente. D’ailleurs j’ouvre une parenthèse pour donner ma mention spéciale à Tim Robbins pour son interprétation éblouissante en donnant à son personnage une psychologie dérangée, limite lunaire. Si certains d’entre nous acceptent cette évidence non feinte, ils se demanderont comment l’enquête va confondre (ou pas) le coupable. Pour les autres comme moi qui se diront que c’est trop gros et trop évident pour être vrai, ils se demanderont aussi si l’enquête va aboutir, et comment. En somme, on se posera tous plus ou moins la même question, mais pour des raisons différentes. Il n’empêche que Clint Eastwood ne peut pas s’empêcher de surprendre le spectateur en le prenant à contre-pied. Certes il n’y est cette fois pour pas grand-chose puisque le film se base sur un roman, mais respecte-t-il au moins le bouquin ? Je n’en sais rien, puisque je ne l’ai pas lu. Mais le fait est que le spectateur normalement constitué espère que ça se termine autrement. Seulement voilà, ça se termine comme ça, et comme je le disais beaucoup plus haut, il n’y a rien à redire là-dessus. Sans compter que ça change aussi de ce que nous avons l’habitude de voir. Alors ce n’est certes pas le plus grand film made in Eastwood, tout simplement parce qu'il traîne peut-être un peu trop en longueur avant que l'épilogue ne se dessine, mais "Mystic River" constitue un pilier très solide dans sa filmographie. Tout simplement parce que l’histoire sonne vraie, parce qu'elle peut être transposée à n’importe qui d’entre nous, parce que la tension est palpable (la musique de Clint discrète mais bien présente, participe beaucoup à la mise en place de cette tension), et qu’elle monte crescendo de façon imperceptible sans même qu’on s’en rende vraiment compte jusqu’à son explosion finale, à peine soutenable. Et fait rare chez Eastwood, il laisse entrevoir une éventuelle suite… qui, à ce jour, n’a pas eu lieu.